2021
Dec 
29

traverser les espaces crépuscules

Filed under: Confinée dehors — Tags: — fabuleta @ 18:39  

Je marche vers le crépuscule pour attraper les lueurs roses et jaunes
Du jour qui meurt sans que je l’aie touché
Je marche et pense que si j’étais encore enfant, je courrais
Je réalise que si j’ai la chance de vieillir je ne pourrais plus courir
Alors
Je cours

Je cours avec mes bottes boueuses
Et traverse l’espace qui me sépare des profondeurs
Les oiseaux qui s’abreuvaient à la mare croupie s’envolent sur mon passage
Je cours à travers les ronces et les genêts sans fleurs
Je cours et je souris
Haletante
Cherchant par ma course à reconquérir les refuges de l’enfance

Je m’enfonce dans la forêt pour trouver le rouge du ciel qui s’éteint
Je n’atteins pas la plaine
Il fera noir au retour si je vais plus loin
Il me faudrait un arbre
Une branche amie qui me porte à sa cime
La nuit mange vite les couleurs alors
À la place
Je me penche sur un rocher moussu
Gorgé de pluie qui inonde les tissus recouvrant la pudeur

Il ne fait même pas froid en cette fin décembre
Il ne fait même pas peur, même pas faim, pas même mal ailleurs qu’à l’esprit

Les nuages brûlent et flamboient comme le bout de ma cigarette
J’écoute le vent dissiper la fumée des idées ressassées qui m’embrument

Je repars par le même chemin
Les mêmes ronces et les mêmes genêts
À peine écrasés par ma précédente marche
Je ramasse quelques branches que je traîne dans le pré
Elles serviront à nourrir le feu affaibli par la somme de brindilles des faits
Qui m’empêchent de lire la magie atteignable du monde

Je retire mes habits de chantier et m’attelle au désordre des mots
J’assouplis la distance qui sépare le vrai du faux
Je redonne au langage une nouvelle chance

2021
Nov 
14

Agrader la terre

Filed under: Confinée dehors — Tags: — fabuleta @ 18:53  

L’idée c’est de faire une soupe de courge à la châtaigne. L’idée est simple, belle, agréable à réaliser. Les étapes intermédiaires n’ont pas été conscientisées.

Ramasser les trois châtaignes qui sont dans le passage c’est une chose, les ramasser toutes, pour qu’elles ne dépérissent pas, c’en est une autre. Les ramasser presque toutes, même celles cachées sous la tôle, tombées dans les pots, à la frontière des ronces. Mêmes les vieilles, pour qu’on puisse accéder à cet endroit quand on veut, pieds nus, une fois l’été arrivé. Les ramasser. Il faudra deux paniers plutôt qu’un. Et un sac pour les jeter au sol et retirer les bogues sans mettre des épines partout, pour pouvoir marcher pieds nus, une fois l’été arrivé. Un sac, un ancien sac contenant du riz, un grand sac tissé, des gants et un couteau pour retirer les épines, pour ne pas se piquer les pieds une fois l’époque des pieds nus venue.

Trier celles qui sont ouvertes et celles qui sont fermées, ou trop plates pour être mangées, ou véreuses, ou abîmées. Jeter le bogues au feu, mettre les “marrons” dans un petit panier.

Faire chauffer de l’eau, en tremper une vingtaine. Attendre que les bouillons fassent leur tâche de décoction. Jeter l’eau marron, éplucher. La peau brune, épaisse et souple désormais, se détache sans difficulté. La peau rosée, fine mais bien accrochée au fruit est non soigneusement retirée au couteau.

Arrive le coeur du fruit fondant, légèrement sucré. Les châtaignes que l’on mettra dans la soupe.Y ajouter la courge, revenue dans l’huile parmi l’ail et l’oignon. Un bouillon Mixer le tout.

Cela m’aura donné une heure et demie de travail relié. Une heure et demie alors que le projet s’était fomenté en moins d’une seconde dans mon esprit. Il en va de même pour l’idée d’amender la terre. Avant de répartir les précieurses déjections, il m’a fallu casser les branchages. J’ai pu en tirer trois cagettes de petit bois qui servira à allumer le poële quand il aura fini de sécher. Retirer les feuillages, rerépartir la terre. Retirer les bouts de bois qui servent de passerelles, retirer les restes d’herbes et de plantes. 

Pour aller chercher le crottin dans le champ d’à côté, il faut vider la brouette, remplir du bois coupé mais mouillé par la pluie, trempé à force de ne pas sécher car la brouette, c’est le principe, est creuse, et l’eau s’y accumule. Mettre le bois à sécher, tant qu’à faire en profiter pour ranger celui qui traîne sur le terrain. 5 cagettes. Et faire de la place pour ranger les planchettes qui servent de passerelle. Retirer les orties, qui bouchent le passage et s’enroulent autour du fer. Traverser le champ et s’arrêter chaque fois qu’une tâche brune est sur le chemin. La bouse. Dessous, l’herbe est presque jaune fluo. L’endroit où s’accumule le crottin des chevaux est plus loin, il est déjà en partie composté. Je me demande si j’ai le droit de l’utiliser. Si cet or noir (qui n’est somme toute que de l’herbe mâchée) appartient à quelqu’un…Ici, tout appartient à quelqu’un. On ne pique pas les fruits sous les châtaigners d’autrui. Peut-être qu’on n’enlève pas le crottin qui ne vient pas de nos bêtes..J’en prends un peu (6 brouettes) avec ma fourche et retraverse en direction de la maison.

J‘ai déposé sur la terre un grand manteau d’herbes sèches pour recouvrir la couche de crottin de cheal et de bouse de bovins que je venais d’y mettre. J’ai refait les gestes de mes aïeux. J’étais fière, de remettre de la terre par-dessus de la terre. Elle était noire et moelleuse, confortable sous sa couverture de feuillages. Je l‘ai bordée comme une enfant à qui l’on dirait bonne nuit, en posant un baiser sur son front frais et parfumé d’odeurs sauvages. Avant que l’hiver vienne. Avant que ne vienne la nuit.

C’était l’heure bleue quand tous les soirs j’ai donné un peu de mon temps et de mes bras à celle qui m’a en partie nourrie cet été. Je l’ai amendée, agradée. Les néo humains qui ne parlent qu’en anglais diraient “upgrader la terre”. L’améliorer. Et c’est vrai qu’il y a une tentation de la rendre meilleure, plus productive et plus belle, c’est vrai qu’il y a cette pensée du voisinage jaloux de voir comment les pois et les tomates, les courges et les patates, les framboisiers et l’amarante se marieront l’année prochaine grâce à l’apport que j’ai fait à la fin de l’automne.

Je sais aussi que je ne sais rien, et que ce même voisinage pourrait tout autant rire de voir des branches mortes joncher le sol vide. L’idée me vient alors de faire de ce jardin un jardin pour tout le monde. Un jardin par celleux qui voudront bien me filer la main si j’ose la leur tendre. Et ce ne serait pas de la jalousie mais de l’envie qui naîtrait du coeur des autres. Pas de l’envie envieuse. De l’envie généreuse. Un désir de multiplier les dons qu’à plusieurs nous avons et dont chacun peut tirer bénéfice sans rien prendre à personne.

Enrichir le terreau. Agrader la terre.

Remercier. Agradecer

2020
May 
16

J+5 – Retour au bitume

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé — fabuleta @ 19:06  

Retour au bitume.

J’aurais sans doute fini par connaître les couleurs des murs de l’immeuble d’en face

Et repeint ma chambre cent fois pour ne plus avoir à en supporter les teintes

J’aurais sans doute passé de longues heures assise ou allongée sur ce semblant de canapé

J’aurais voulu gueuler dehors, et puis j’aurais eu peur des voisins d’à côté

J’ai scruté les murs en guettant les nouveaux tags mais rien de neuf dans les caniveaux

Juste le teint blafard des masques posés sur la bouche et le nez des gens

Les voisins causent de la marjolaine et de l’estragon planté dans la cour commune

De la ferronnerie d’à côté et des sculptures en forme de pieds qu’ils n’avaient jamais vu avant

C’est samedi, jour de deuil jaune, jour d’incendie national

La rue est calme, je réapprivoise mon nid

Cocon quitté au début du printemps

Je dois y remettre ma voix, mes couleurs, et la pulse des rêves

C’est sûr, j’étais bien mieux dans tes bras

À observer les passereaux statiques sur les tuteurs en bois

C’est sûr j’étais bien mieux au coin du feu

À m’ébouillanter le cerveau avec des envies de faire

À retourner la terre, à retirer chaque caillou, à mettre de côté des pierres

C’est sûr j’ai de la chance, d’avoir touché la glaise et la peau des chevaux

D’avoir bu trop de vin, d’avoir chanté tout haut,

D’avoir pu me blottir dans tes draps, bien au chaud

C’est sûr j’aurais pu dépérir

Bien sûr j’aurais trouvé des stratégies pour contourner le manque, pour abonder ma vie

Mais ton rire et tes yeux, et ta douceur patiente, furent un baume pour le corps et l’esprit

C’est sûr ici j’aurais pu danser seule, et me refabriquer une identité nouvelle

Mais ne suis-je pas tout aussi neuve et certainement moins lasse

D’avoir partagé mes silences, mes doutes et mes orgueils?

Plus vive et mille fois plus belle d’avoir dépassé mes écueils

D’avoir servi le vent et alimenté la merveille

C’est le temps que l’on passe à essayer d’aimer qui abreuve l’envie

L’envie de continuer

Alors de guerre lasse, je ramasse tout le gris qui encombre l’espace

Et j’étale sur les murs un peu de peinture fraîche

Je me retrousse les manches et j’applique à la ville

Tout ce que j’ai appris. Avec humour, et un peu de folie

Je barbouille l’horizon, je nous refais une beauté

Mystérieuse et non conventionnée

5 – 4 – 3 – 2 – 1 – 0 partez

2020
May 
13

J+3 – Prospectus corpus

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé — Tags: — fabuleta @ 19:25  

J’écris avec mes doigts légèrement gonflés par le maniement de la pelle

Deux écorchures et la peau caleuse sous l’auriculaire

Voilà la marque de mon travail manuel du jour.

Mon épiderme délicat devient une preuve supplémentaire

De ma non-appartenance à la classe ouvrière

Je me souviens des doigts rouges et durs de ma mère

De ses mains sèches et grossies par l’eau froide et calcaire

Le chargement des boîtes de conserve poussiéreuses

Et son sang qui se retirait lentement de ses veines

Lorsqu’elle travaillait longtemps dans le rayon des produits frais

Quand elle a été licenciée, elle a retrouvé du travail à Intermarché

Nos ennemis jurés

Petite j’inventais des slogans pour chaque grande surface qui ouvrait

Et faisait mourir le petit commerce de proximité de mes parents

Je détournais les pubs qu’on entendait à la radio

Je refusais d’entrer ne serait-ce que sur le pas de leur porte

Je prenais exprès le chemin le plus long pour ne pas avoir à passer devant.

Ma mère détestait son chef. Pour lui aussi j’avais un surnom.

Le gros dindon.

Mon père m’emmenait faire la tournée des prospectus

Il fallait sonner chez un ou une cliente du magasin

-c’est entre autre pour ça que c’était très utile de savoir leur noms.

Pour ça et pour les ragots qui se racontaient à la caisse ou pendant le repas du soir-

Ensuite, il fallait glisser les quelques feuilles agrafées,

Avec des images en couleur et des prix en jaune éclatant imprimés sur du papier glacé.

Quand mon frère m’emmenait, il prenait le caddie et me mettait à l’avant,

Dans le petit espace fait pour les enfants. Il roulait à fond sur les pavés

Et faisait même des tentatives de dérapages.

Je criais comme une crécelle, toute hoquetante de joie et d’excitation.

Le hall du plus grand immeuble avait une odeur particulière.

Il y avait un grand miroir et des pots de plantes vertes

Avec des centaines de ces billes en terre cuite sensées garder l’humidité.

Ça sentait le propre et le vieux en même temps.

Le béton aseptisé, le produit détergent mêlé à l’humidité.

C’était une odeur très étrange. Je n’arrivais pas à savoir si je l’aimais.

Je remplissais les boîtes aux lettres du bas et mon frère ou mon père celles du haut.

Les immeubles du quartier avait tous des noms de villes andalouses.

Cadix Malaga Grenade Cordoue Séville

Je ne l’ai su que bien plus tard

Je m’étonnais particulièrement des mots Cadix et Grenade

Jeter des bombes de peinture, des ballons de baudruche pleins de colle

Sur les caddies et les vitrines des grandes enseignes

Voilà ce dont je rêvais déjà

Mon père s’appliquait à faire de beaux dessins sur les vitres

Du blanc de meudon plein les mains

Tandis que j’inventais des aventures plus grandes que moi

Dans le secret de la réserve, bien à l’abri des pseudos grands qui voulaient nous ratatiner

J+2 – Déterrer les siècles

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé — fabuleta @ 19:21  

Sous les pierres

La glaise

10 centimètres dessous

Encore de la terre

Puis du sable

Des pierres et des bouts de tuiles au milieu de tout ça

J’enfonce la pelle dans la sole

Et c’est tout le passé qui vient à moi

Je déterre les siècles.

À côté du corbeau de la cheminée

Il reste deux pierres posées à la verticale

Elles forment un passage étroit

En regardant de plus près, on peut voir deux encoches

Jadis, les protestants ardéchois y cachaient leurs livres de prières

Et les objets qui faisaient office de richesse

Aujourd’hui il y pousse des iris

Quelles traces verront les successeurs sur les murs de cette maison?

S’arrêteront-ils un instant pour contempler les changements

Et imaginer nos pas à travers la ruine?

J57 – À la bonne vautre

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé,Slamable — fabuleta @ 19:19  

 

Je trinque

Pendant que Tik Tok et Facebook paient des modérateurs pour faire taire les propos à leurs yeux trop hideux

Je trinque

La foule se prépare à faire des villes son défouloir et les riches se chargent de remplir leur compte car,

C’est bien connu, il n’y a jamais assez pour qui a de l’or dans la semelle de ses souliers

Moi je trinque

Avec un peu de vin coupé à l’eau de pluie

Pour que la fête que je fais dans ma tête

Ne me donne pas la gueule de bois

Si tout part en vrille, ou si au contraire rien ne va

Je veux bien me bercer d’illusion

Mais pas question de me retrouver dans le vomi des rêves consommés

Sans modération

Je trinque et me salis les doigts

D’aucuns préfèrent avoir le dernier Iphone ou le dernier Gucci

Mais moi je me réjouis de voir le noir me pousser sous les ongles

C’est ma petite richesse, ma marque de noblesse sans contrat sur papier

Je défendrai quiconque de vouloir acheter la poussière qui s’accumule dans mes plis

Ni même la boue qui sèche sur mes genoux

Plus de mille fois par le passé elle a été arrachée

Aux apaches, aux sans terre, aux paysans sur leurs tas de fumier

Pauvre rentier, lécheras-tu le sol ou mangeras tu tes billets?

Je trinque

Et renverse la moitié dans l’humide de la forêt

Ce soir je festoie

Aux refuges simplissimes

Aux luttes à venir et à toutes celles qui furent déjà menées

Aux ancêtres qui se battirent pour que j’ai droit au repos et aux congés payés

Aux actuels qui traînent leurs bottes rapiécées au fond des marécages ou au bord des fossés

Ce soir je bois

Pour la simple et mauvaise raison

Que je suis encore là

Par chance et aussi par lâcheté

Et je trinque à tout ça

À nos faiblesses et à nos hontes

À nos sans issues à nos tracas

À nos tentatives avortées

À nos immondices amoncelées

À nos hivers à nos fracas

À nos abandons à nos méchancetés

À nos déserts à nos envies émaciées

À la raideur des mains qui ne surent pas rattraper

À nos filets troués

À tous les mots en rouge soulignés dans la marge

À toutes nos paroles coupées, à nos lèvres mordues

À nos plaies rugissantes

À nos cauchemars pendus à nos douleurs béantes

À la gloire des erreurs aux échecs triomphants

À nos impatiences à nos peurs

À nos ivresses mensongères

À tous nos noirs dedans

J53 – Bras Héros

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé — fabuleta @ 19:15  

Au début du confinement, quand j’allais me promener

Il faisait nuit vers sept heures et demie

À cet instant, j’attends le noir céleste

Je sais que l’obscurité sera de courte durée

Car le ciel au loin, rosit à peine

En ce moment la pleine lune me permet, même à minuit

De voir les crêtes des montagnes se dessiner à l’horizon

J’ai fait un feu en attendant la première étoile

Répète le chant des canuts, comme un mantra

Convoque les femmes médecine en moi

Des femmes à la peau aussi noire que la nuit

Je peux voir leurs muscles saillants

La blancheur de leurs yeux fixes qui attendent

Patiemment

Le signal du bon moment

Je suis sûre que les grandes choses ont un chronomètre plus précis que celui des contremaîtres

Parfois je me surprends à percevoir le temps comme une ligne faite de sauts de puces et de loopings

Il me semble que certaines minutes sont comme des portes

Elles se manifestent par une respiration profonde

Un bruit à l’extérieur qui nous fait sursauter ou remet nos oreilles aux aguets

Une sensation d’inconfort ou au contraire, de synchronicité

Une pulsion soudaine

Saisir cet instant, qui ne reviendra pas, ne reviendra jamais

C’est se fondre, se confondre dans la grande peau de l’univers

C’est tout petit, et à force de traîner mes grolles dans les couloirs du Monde

J’oublie parfois à quel point c’est intense, minusculte, gigantesque

Je laisse les portes ouvertes se refermer à force de rester dehors

Au dehors des minutes que cet être vagabond que j’habite, traverse

À force de regarder les courants d’air, j’omets de respirer

De m’inclure dans le paysage, de raviver mes femmes

Maintenant il fait nuit

L’étoile du berger s’est allumée

Et le feu s’est presque éteint à force de rêvasser

Je veux finir ma phrase avant de le souffler

Je patienterai encore avant de m’embraser

J52 – Le moulin de Mandy.Bis repetita

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé — fabuleta @ 19:10  
Sur la route du moulin de Mandy

Je répète en medley les chants d’antan

Ami entends-tu?

Je suis fille de forçat

Qui n’aime pas la guerre

Nous – le genre humain-

Tisserons le linceul du vieux monde

Ça ne peut pas durer comme ça

Il faut qu’il tombe tombe tombe

Et déjà on entend la révolte qui gronde

Les béalières que nous avions nettoyées l’autre fois

Sont de nouveau sales

Des algues noires et visqueuses s’accumulent au niveau du pont

C’est profond, ça s’écoule mal

Alors je reprends un bâton et recommence l’opération

Retirer les algues, le sable, les cailloux et les branches

Pour éviter que ça déborde et que l’eau soit gâchée

En prévention je retire mêmes quelques troncs qui menacent de tomber

À quoi bon, pourrait-on me dire?

Dans un mois ce sera à nouveau bouché!

Par pur plaisir très chère, réponds-je

De voir la transparence librement circuler

C’est faire honneur à l’intelligence humaine que de l’utiliser

Et de fait, depuis la dernière fois, l’eau ne s’est pas arrêtée

En amont du moulin, là où se trouve la levée,

Le débit est bon et l’eau tout à fait claire

C’est peut-être le même courant qui pousse l’eau et les Hommes

C’est peut-être le sens de l’Histoire de devoir répéter

Génération après génération, les mêmes gestes et les mêmes chansons

Jusqu’à la victoire finale: zéro perdant, pas d’oppression

Si nous n’avions pas agi la dernière fois

L’eau se serait accumulée à certains endroits

Rendant le sentier impraticable

Là, il faut certes replonger les mains dans la vase mais c’est moins long

À la faveur d’une flore gargarisée de soleil, de nouvelles embûches affleurent

Mais si chaque fois que j’y vais,je ravive le flux

La prochaine fois il aura gagné encore quelques centimètres

Et ainsi, année après année, saison après saison, lutte après lutte,

Nous nous approcherons du but

Alors nous deviendrons

Des meuniers éveillés

J50 – La d’ailleurs

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé — Tags: , — fabuleta @ 19:04  

Aujourd’hui j’ai rendu visite à la petite fille

Assise comme une nounouille sur le banc de la maternelle

Elle est arrivée après la sieste de l’après-midi

Dans un nuage moumou et grognon

Ça arrive parfois

Des fantômes de moi-même resurgissent

Et se glissent à nouveau dans ma peau

Et ça me fait un costume trop grand, ça flotte, ça pend

Ça fait comme un grand vide entre l’adulte et l’enfant

La d’aujourd’hui ne comprend pas ce qui lui arrive

Pourquoi tout à coup, les ombres derrière la porte lui font peur

Et quand des avions de chasse passent tout près dans le ciel

Juste au-dessus d’elle

La devenue croit qu’elle s’est perdue dans les boucles temporelles

Quand j’avais cinq ans, j’avais peur de la guerre

Mes parents avaient un magasin et les clients avaient dévalisés

Les rayons de sucre, de farine et de lait

À la télé, il y avait des bombes qui crachaient du feu, des gens qui criaient

Plus tard j’ai compris que les trous dans le palais de justice de Rouen

Ça avait été de vraies balles, et ça faisait pas si longtemps

C’était là, partout, tout le temps

Ça l’est encore. Ailleurs. À l’est, au nord, au sud le plus souvent

Ici on fait semblant de rien, on fait comme si, on prétend

Mais la petite fille mise à demeure dans mon corps

Elle ressent

Elle se réfugie dans les nuages et dans le vent

Elle écoute les oiseaux, elle caresse les chevaux

Elle attend

Qu’on vienne la chercher

Que les grands cessent de se disputer

Et la qui a un cœur qui ressemble à celui des mamans lui dit:

Le vacarme n’est pas prêt de s’arrêter

Mais moi, je vais te protéger

Je fais ce qu’il faut, je suis là

Je plonge les mains dans la terre et je lui dis

Tu vois ça, il y a quelques années, c’était du caca

Des épluchures, des feuilles mortes, des coquilles d’œufs et de noix

Et maintenant, sens, approche ton nez, t’inquiète pas

Ça sent bon hein? Et en plus

C’est là-dessus qu’on va pouvoir cultiver ce que plus tard on va manger

La magie c’est d’avoir assez de patience et de confiance dans la vie

Pour voir le pourri se transformer en trésor

On est reparties toutes les deux

Un pot de compost dans la main

Et des graines de piments rouge feu

À planter pour les jours d’après demain

J46 – Clark Kent aux Jeux Olympiques

Filed under: Carnet de Doutes,Confinée dehors,Journal Débordé — fabuleta @ 18:58  

Encore se raconter des histoires

Réinventer nos héro-ïnes, nos légendes canoniques

Juste en fermant nos paupières

“Tu vois quoi sur l’écran du dedans?”

J’ai posé la question à Youssef, 7 ans.

Il m’a dit : Superman! cheveux en or, blanc, grand, fort,

La trentaine, des yeux lasers et en plus il vole

Il a un costume rouge et bleu, il sourit tout le temps

Génial. Clark Kent. Le mec idéal version patriarcale.

“Et toi quand t’auras 30 ans tu porteras quoi comme costume?

Le même? Avec le slip et les collants moulants?”

Il a rigolé: ah non…

Et c’est là que c’est devenu intéressant:

“Quand il sauve pas les gens, il habite en Tunisie

Il a une ferme souterraine avec un taureau, un lion

Et un chien à trois têtes. Il a les mêmes yeux qu’un aigle

Ça c’est bien! Et il a des abeilles aussi, parce-qu’il adore le miel.”

C’est fou ce que c’est long à nettoyer, l’imaginaire

On est peuplés de trucs qui ne nous servent à rien

Qui ont été placés là par d’autres, et parfois c’est si lointain

Qu’on doute qu’autre chose ait pu exister, ou existe encore, ailleurs

Et pourtant il reste des feuilles blanches dans le cahier

Mais comme des enfants pauvres de rêves

Nous continuons de raturer, de gommer et de réécrire par-dessus

Au lieu de simplement arracher la feuille, ou même, chiche: brûler le carnet

Parce-qu’on pourrait tout aussi bien écrire à même les trottoirs

Avec de la craie, voire carrément sur le ciel

Avec nos doigts mouillés de brume

Et alors l’air s’emplirait d’une fragrance nouvelle

Et l’atmosphère n’aurait plus la silhouette des enclumes

Va savoir…

Après avoir appelé Youssef, j’ai appelé Adisa

D’elle-même, elle a proposé de me lire un album

“L’amour à contre-courant”.

Une histoire de chômeur qui, en tapant la manche, tombe amoureux d’une belle dame qui s’ennuie

“C’est quoi comme mots : F…E…M…M…E? Y…E…U…X? N…O…S?”

C’est femme

C’est yeux

C’est nos

Et comme ça, lettre après lettre, on se construit des paradis

Et ainsi, mot après mot, on réinvente nos idées hautes, on les porte

Et c’est pourquoi, toi après moi, tu devras prendre le flambeau

Faire de la ville un parloir à ciel ouvert

Déverrouiller la parole