2020
May 
29

Conciliabule

Filed under: Journal Débordé — Tags: — fabuleta @ 11:31  

L’hémicycle s’agite
Comment concilier économie et écologie
Et quoi mettre en premier?

Il est devenu impossible d’ignorer l’état des ressources terrestres
Ne serait-ce que par peur des représailles de quelques rebelles
Plus attachés aux dactyles et autres chiendents des sables
Plutôt qu’à des papiers imprimés de nobles effigies
Alors le corps scientifique lève un timide doigt
Et tire d’une machine des graphiques complexes et des calculs complets
C’est irrémédiable. nier le changement climatique ce serait comme dire
Que le soleil tourne autour de la terre et nous savons depuis Galilée
Que les corps plus petits gravitent autour des corps célestes supérieurs en masse

Soit

Dès lors, comme en toute chose, il semblerait qu’il faille choisir son camp
Soit
Tu crois en la science pour tout nous expliquer et nous tirer de là
Soit
Tu crois en une conscience intrinsèque à la Terre Mère
Et tu pries pour être de celleux qui seront encore là

Lorsqu’il ne reste aucune sorte de certitudes
La religion est encore le moyen le plus sûr de se figurer une stabilité
Les dieux ont toujours le vent en poupe dans les temps de misère

Pourtant toi, tu tries tes papiers gras et tu viens d’acheter un lombricompost
Nettoyer le plastique vaut bien le sacrifice de quelques litres d’eau pure
Ainsi tu te crois à l’abri, dans le camp des gentils
Et tandis que tu te demandes si tu n’as pas mis trop de sucre dans ton café
Le permafrost continue sa funeste ascension

En bref, tu flippes

Je tiens conseil auprès de ma cour de Babel
Il y a là des sceptiques de tous poils et des hippies de bel acabit
On se dispute les trouvailles, et la Justesse en moi, qui est tout sauf aveugle
Observe et tente un conciliabule

Occupe toi de la terre autant que de tes pairs

2020
May 
26

Sommets étêtés

Filed under: Journal Débordé — Tags: — fabuleta @ 22:49  

La montagne est en poudre
Blanche et volatile
Je la mêle à du sable, et y mélange de l’eau
Cela fait un ciment
Cela fait une dalle
Cela fera un bel endroit tout plat (ou presque) dans la maison de mon amant

Un jour
La montagne s’est appelée volcan
Puis belvédère, puis calcaire, puis chaux
Et ensuite maison
J’habite maintenant à l’intérieur de la montagne
Elle m’abrite

Un jour on l’a appelée mont Riboudet
Puis carrière Vicat
Elle a été mise en sac chez Mr bricolage, Leroy Merlin, Bricorama
On l’a alors appelée matériau
Puis produit
On lui a donné
Une note
Un prix
Un usage
Une fonction

Aujourd’hui on perce encore des trous dans les océans
On ravine le sol et on gratte les volcans asséchés
Un paysage ça ne sert à rien, et surtout ça ne rapporte pas d’argent
Alors il faut lui donner un usage, une fonction, une note, un prix,
Il faut la rebaptiser
Baliser ses sentiers, planter des panneaux, délimiter ses contours
Trouver un propriétaire qui saura quoi faire avec tout ça.
Il fera fructifier chaque centimètre carré jusqu’à ce qu’il n’en reste pas
Comme ça, après, on marchera à plat (ou presque)

Ce sera sans doute plus pratique pour tous-tes celleux qui marchent sur la tête

2020
May 
24

Paralysie sociale

Filed under: Journal Débordé — Tags: — fabuleta @ 22:55  

Quand quelqu’un mendie
Je détourne le regard
Je change de trottoir
Je fais la grimace
Je dis non
Désolée
Je me crispe
J’accélère

Quand quelqu’un vient me parler
Je me rétracte
Je dis pardon?
Je dis ah oui
Je dis là non, désolée

Quand on me dit t’es jolie
Je dis merci
Je tremble
Je m’enfuis

Alors je ferme les yeux
Les oreilles
La bouche
La porte
À force
Je rapetisse

Je sais pourtant que je suis grande très loin dedans
Je sais que j’ai de l’espace
De la chance
Des forces
Un pouvoir

Tous les jours
Je m’écrase
Aujourd’hui
J’ai reculé
J’ai préféré une fois de plus la peur, la méfiance, le repli
Plutôt que l’audace, la confiance, la main tendue

Je ne sais plus comment réagir
Je m’agite seule dans mon bocal
Je m’asphyxie
En combien de temps meurt-on
De la paralysie sociale?

2020
May 
23

Enfermer Javert au fond de la glotte

Filed under: Journal Débordé — Tags: — fabuleta @ 22:15  

Un mot de travers
Javert est entré en moi
Il a attendu longtemps en silence
Martelant mon esprit avec des sentences acérées
Soupçonneux et désirant tirer au clair toute situation trop étrange à ses yeux
La confiance exige du respect
Une vérité implacable
L’impeccable droiture de la justicière qui désire d’une main
Faire reculer la misère
Et de l’autre, prospecter pour son propre ouvrage
Voyez comme je suis bonne
Lisez comme je suis fine et délicate
Irréprochable armure qu’un seul mot fissure

La méfiance est un poison distillé dès le plus jeune âge
“Fais attention” est un message de mise en garde
Pas une invitation à ouvrir grand tous les canaux de perception
On dit fais attention comme on dit
Non
Ne t’approches pas
Tu vas te faire mal
Dès lors, quelque-chose d’invisible et de tenace pourtant, se faufile à l’intérieur de l’enfant:
Il y a donc des méchants

Cet homme à qui j’ai entrouvert la porte
A cru bon peut-être de la refermer
Pour me laisser gigoter à ma guise
Ou bien il a regagné la place où il est arrivé
L’option la pire ayant qu’il ait été arrêté
Au presque bout d’un si long voyage
Je me débats depuis dans la mare aux remords
N’aurais-je point dû me taire?
N’aurait-il pas été plus opportun d’attendre que la chose se décante, que le courant s’installe
Plutôt que d’étaler mon sentiment de malaise face aux minutieuses analyses de mon cerveau?

Ma vérité contre son mensonge, on s’en cogne au final, et je songe
Que l’essentiel c’était ce toit et cette rencontre qui aurait pu mener ailleurs
D’ailleurs tout autour on offrait déjà le gîte et le couvert pour les trois semaines à venir
Nous aurions pu reprendre, il aurait pu construire
Une autre image de lui-même et du monde
Nous aurions été fiers

Il pleut
Et sa veste est restée sur le carton où il l’avait posée
Les habits propres au pied du matelas
Et mon numéro dans un carnet relié
Il n’appelle pas. Et je ne sais pas où chercher

J’ai encore raté une occasion de la boucler
Javert, la prochaine fois que je te vois traîner dans mon quartier
Avec ton code civil accroché à la ceinture et ton air sévère
Je te présenterai quelqu’un. On peut avoir été forçat et devenir maire.
Nos erreurs sont des mystères aussi grands que l’accomplissement d’un destin
Ton devoir inspecteur, c’est d’apprendre de celles que tu as commises.

2020
May 
21

Ritournelle des gosses de rien

Filed under: Journal Débordé,Slamable — fabuleta @ 18:34  

Nous sommes les crapouilleux
Les sales mioches
Les gosses de rien
Nous avançons sur la route en traînant nos guenilles
Armée de va nu pieds aux pantalons rapiécés
Nous marchons sur la terre dévastée au rythme des chansons
Voici notre refrain, voilà notre couplet

Notre faim du monde est immense
Nous n’avons peur de rien
Ni des bruits de la nuit, ni des matins assassins
Nous tenons droits sur nos deux quilles
Et s’il en manque à certains
Nos mains tenues sont la garantie des lendemains attendus
Humanité haute comme trois pommes
Nous sommes la peau et le pépin, le jus et l’arbre avalé
Nous dévorons les trognons glanés sur le chemin

Nous avons traversé les champs de mines et les rizières salées
Les villes sales et leur cortège d’adultes impunités
Nous ne sommes pas seuls, nous sommes des millions
Nous marchons droit nous avançons pour de bon
Nous savons bien qu’il reste au moins la voix, au moins le temps, au moins le souffle
Un peu de vie dans nos poumons

Petite bande à peine née sitôt défaite déjà fêtée
Nous célébrons l’aurore qui nous a laissée voir
Le jour prochain
Nous sommes les alouettes que l’on n’a pas plumées
La tête haute, le torse bombé
Nous continuons de parcourir et de tresser la terre
Ayant recours aux ruisseaux et aux palpitations du soleil dans les feuilles accrochées
Aux sons des sabots sur l’asphalte trouée
À l’observation du transport des fourmis
Aux tressautements infimes des cailloux dans la plaine

Nous étions 5 nous voilà 100
Troupe bohème d’enfants abandonnés
Les histoires sont de bons parents
Et l’expérience bonne compagne
Jamais conquise, toujours aguerrie
Notre famille parle mille langues
Nos albums d’images sont infinis
Elles sont la forge et le métal, la main, le feu, l’enclume et le marteau
Nous construisons nos rêves à base d’infortune
Et défions tout malheur de s’installer en nous
Nous n’avons pas de gardiens car nous sommes déjà grands
Nulle protection ne nous fût accordée, nulle tendresse promise
Nous vous offrons notre royaume comme unique pardon

Vos livres saints sont trop usés. nous refuserons tout dieu qui voudra nous soumettre
Il n’a pas été nommé celui qui sait se mettre à hauteur des bêtes
Nous tiendrons tête à vos anges, à vos démons et à vos vieilles prières
Nous renouvelons sans cesse notre vocabulaire
Sans perdre pied nous inventons notre ère
Nous respirons le vent nouveau bien mieux que vos paroles viciées
Vos paradis nous ont lassés, nous sommes venus nous fondre dans l’unique asile de ce monde
Dans ce refuge immense et jamais égalé, dans la fange noire, et le cristal des eaux
Une baignade sur la planète vaut bien votre baptême, et vos extrêmes onctions

Ainsi ne vous méprenez pas si vous croisez notre route
Nous sommes filles et fils de comètes
Nous tenons la main du grand horloger
Il secoue ses étoiles comme au fond d’un sablier géant
Nous sommes de la brillante poussière
Nous enrayons les plus violentes tempêtes grâce aux racines qui nous poussent dedans
Nous sommes chez nous partout là où nous posons les pieds

Gira internacional

Filed under: Journal Débordé — fabuleta @ 00:53  

Hier soir j’ai dansé
Collé ma sueur à la sueur des autres
Embrassé à pleins bras
Sauté en l’air de retrouver les rituels de joie
De la musique et des corps
Encore
Sentir le violon me rentrer dans les pieds
Le bandoneon me secouer le ventre et les guiboles
Froncer les sourcils et sourire au sortir d’un ocho cortado raté
Tourner tourner
Tourner et vivre vivre
Vivre à s’en étourdir les sens

Et puis j’ai pris mon vélo et je suis rentrée
Pleine d’allégresse et remplie d’une conscience nouvelle
Un regain de confiance planquée dans les baskets
J’ai traversé la ville et hésité sur l’itinéraire à emprunter
Direction la gare. Il y a peut-être de nouveaux tags à scruter
Et puis la piste cyclable est plus confortable

Pas de graffitis mais un homme qui dit:
Excusez-moi, je suis un peu gêné, vous avez un peu de monnaie?
Je ne fais jamais ça mais ça fait deux jours que je n’ai rien mangé
On m’a dit qu’il y avait des choses là-bas, je viens d’arriver
Tout est fermé.
Les bars et les restaurants ça on sait
Mais les gargottes remplies de mets durant le mois de Ramadan
Aussi
L’hôtel 3 étoiles qui aurait pu l’accueillir
A été muré dès que des tentes se sont installées sous le pont cet hiver

C’est pas facile de dire à un inconnu (surtout quand on est une femme)
Viens chez moi
C’est pas facile de demander à une inconnue (surtout quand on est un homme)
Aide moi
Je n’ai pas eu l’attitude de l’évêque Bienvenu
Mais je n’ai pas été une Thénardière non plus
J’ai préparé un repas
Il n’a rien touché
J’ai mis des draps sur un matelas
Il a dormi jusqu’à 5h de l’après-midi

J’ai attendu
De savoir ce que je pensais de tout ça
Je n’arrive pas à penser
J’ai eu du mal à m’endormir et me suis réveillée
Après quatre petites heures de sommeil léger
Je ne suis pas fatiguée pourtant

Ce qui est épuisant
C’est d’entendre tout à la fois le récit du désengagement et la responsabilité de l’occident capitaliste
Écrasant de haine et d’impunité crasse, sous les traits d’un destin fracassé

Ce qui m’éreinte
C’est de voir nos craintes prendre le dessus sur notre solidarité
Ce qui m’étreinte
C’est d’avoir su saisir cet instant de basculement
Où tout est finalement possible
Fermer la porte aux peurs
Et regarder la vie droit dans les yeux:
C’est pas très confortable mais y’a de la place pour deux

2020
May 
18

Le ridicule ne tue pas

Filed under: Journal Débordé — Tags: — fabuleta @ 17:49  

Alors comme ça je suis sortie

Sans rien d’autre que mes petits poèmes pliés en quatre dans la poche

Je n’ai pas besoin de papiers d’identité. Je sais bien qui je suis.

Et s’il me plaît de changer de nom et d’âge, personne n’en saura rien

Les rues étaient pleines de gens qui mangeaient des sandwichs sur les trottoirs

Fort heureusement les boutiques d’habits étaient encore closes

Qui a besoin de nouveaux vêtements quand c’est toute notre garde-robe d’idées qui est à changer?

Le kiosque était fermé pour cause de travaux

Alors j’ai longuement regardé la place fleurie

Espérant trouver là quelques visages amis

J’ai vu un vieux qui m’observait mettre béquille et pied à terre

Je lui ai souri et j’ai décidé que ce serait pour lui que je dirai ces vers

J’ai longuement hésité. Mon cœur battait.

J’ai attendu qu’une petite fille démarre sur son vélo pour prendre tout mon air

Et j’ai lancé au vent mon innocente tirade

Jambes et feuilles tremblantes j’ai achevé ma bravade verbillante

Et quitté le parc sans un mot supplémentaire

J’ai salué le monsieur en repassant devant la grille

Je suppose qu’il m’avait suivie des yeux et des oreilles

La ville étale sa symphonie tapageuse

“Nous sommes ouverts”

“Masques obligatoires”

“Tenez prenez du gel, y’en a jamais de trop” dit un vigile

Visières gants sacs masques de toutes les tailles

Jetables

Finalement, peut-être bien que le ridicule tue

2020
May 
17

J+7 – Enlacer Hugo

Filed under: Journal Débordé — Tags: — fabuleta @ 23:45  

Première bise

Se serrer dans les bras

Sur la place du marché

Masques et plastique à gogo

Gyrophares, rubalise

Alerte 3.0

Heureusement il y a

Les cris des mômes dans les hautes herbes du parc

Le tilleul et les figuiers, la passiflore et l’odeur adorée

Du chèvrefeuille en fleurs

Il restera toujours des interstices

Des failles infinitésimales où l’intelligence du vert vivace se glissera

C’est sûr

Il y aura la trace du passage de cette espèce instable

Jamais rassasiée de plaisirs, toujours en quête du pire

Des vagues de surf au milieu des montagnes

La planète leur semble démontable

Demain j’espère ne pas me débiner

Quand il faudra grimper sur les barricades

Faire tomber les gros bonnets et toute leur bande de chiens de garde

En attendant je relis Les Misérables

Au chapitre deux

Bienvenu fait une offre aux soignants déconvenus

Il échange son palais épiscopal contre les pièces étroites de l’hôpital

Il renonce et il donne

Renonce et reçoit mille fois ce qu’il a su laisser:

Sa peur et son avidité

Il dénonce, non sans une once d’ironie

Les vanités et les infamies, la dure loi de l’homme

Il embrasse le risque

Et conçoit la mort comme la suite prévisible de sa vie

Ainsi il avance au-delà des dangers

Il enlace son destin

Arrête sa prêche pour mieux écouter

Il accepte les ombres et dénonce l’ignorance

Ne renonçons pas aux leçons de Victor

Et nommons sans relâche les injustices du sort

2020
May 
16

J+5 – Retour au bitume

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé — fabuleta @ 19:06  

Retour au bitume.

J’aurais sans doute fini par connaître les couleurs des murs de l’immeuble d’en face

Et repeint ma chambre cent fois pour ne plus avoir à en supporter les teintes

J’aurais sans doute passé de longues heures assise ou allongée sur ce semblant de canapé

J’aurais voulu gueuler dehors, et puis j’aurais eu peur des voisins d’à côté

J’ai scruté les murs en guettant les nouveaux tags mais rien de neuf dans les caniveaux

Juste le teint blafard des masques posés sur la bouche et le nez des gens

Les voisins causent de la marjolaine et de l’estragon planté dans la cour commune

De la ferronnerie d’à côté et des sculptures en forme de pieds qu’ils n’avaient jamais vu avant

C’est samedi, jour de deuil jaune, jour d’incendie national

La rue est calme, je réapprivoise mon nid

Cocon quitté au début du printemps

Je dois y remettre ma voix, mes couleurs, et la pulse des rêves

C’est sûr, j’étais bien mieux dans tes bras

À observer les passereaux statiques sur les tuteurs en bois

C’est sûr j’étais bien mieux au coin du feu

À m’ébouillanter le cerveau avec des envies de faire

À retourner la terre, à retirer chaque caillou, à mettre de côté des pierres

C’est sûr j’ai de la chance, d’avoir touché la glaise et la peau des chevaux

D’avoir bu trop de vin, d’avoir chanté tout haut,

D’avoir pu me blottir dans tes draps, bien au chaud

C’est sûr j’aurais pu dépérir

Bien sûr j’aurais trouvé des stratégies pour contourner le manque, pour abonder ma vie

Mais ton rire et tes yeux, et ta douceur patiente, furent un baume pour le corps et l’esprit

C’est sûr ici j’aurais pu danser seule, et me refabriquer une identité nouvelle

Mais ne suis-je pas tout aussi neuve et certainement moins lasse

D’avoir partagé mes silences, mes doutes et mes orgueils?

Plus vive et mille fois plus belle d’avoir dépassé mes écueils

D’avoir servi le vent et alimenté la merveille

C’est le temps que l’on passe à essayer d’aimer qui abreuve l’envie

L’envie de continuer

Alors de guerre lasse, je ramasse tout le gris qui encombre l’espace

Et j’étale sur les murs un peu de peinture fraîche

Je me retrousse les manches et j’applique à la ville

Tout ce que j’ai appris. Avec humour, et un peu de folie

Je barbouille l’horizon, je nous refais une beauté

Mystérieuse et non conventionnée

5 – 4 – 3 – 2 – 1 – 0 partez

2020
May 
13

J+3 – Prospectus corpus

Filed under: Confinée dehors,Journal Débordé — Tags: — fabuleta @ 19:25  

J’écris avec mes doigts légèrement gonflés par le maniement de la pelle

Deux écorchures et la peau caleuse sous l’auriculaire

Voilà la marque de mon travail manuel du jour.

Mon épiderme délicat devient une preuve supplémentaire

De ma non-appartenance à la classe ouvrière

Je me souviens des doigts rouges et durs de ma mère

De ses mains sèches et grossies par l’eau froide et calcaire

Le chargement des boîtes de conserve poussiéreuses

Et son sang qui se retirait lentement de ses veines

Lorsqu’elle travaillait longtemps dans le rayon des produits frais

Quand elle a été licenciée, elle a retrouvé du travail à Intermarché

Nos ennemis jurés

Petite j’inventais des slogans pour chaque grande surface qui ouvrait

Et faisait mourir le petit commerce de proximité de mes parents

Je détournais les pubs qu’on entendait à la radio

Je refusais d’entrer ne serait-ce que sur le pas de leur porte

Je prenais exprès le chemin le plus long pour ne pas avoir à passer devant.

Ma mère détestait son chef. Pour lui aussi j’avais un surnom.

Le gros dindon.

Mon père m’emmenait faire la tournée des prospectus

Il fallait sonner chez un ou une cliente du magasin

-c’est entre autre pour ça que c’était très utile de savoir leur noms.

Pour ça et pour les ragots qui se racontaient à la caisse ou pendant le repas du soir-

Ensuite, il fallait glisser les quelques feuilles agrafées,

Avec des images en couleur et des prix en jaune éclatant imprimés sur du papier glacé.

Quand mon frère m’emmenait, il prenait le caddie et me mettait à l’avant,

Dans le petit espace fait pour les enfants. Il roulait à fond sur les pavés

Et faisait même des tentatives de dérapages.

Je criais comme une crécelle, toute hoquetante de joie et d’excitation.

Le hall du plus grand immeuble avait une odeur particulière.

Il y avait un grand miroir et des pots de plantes vertes

Avec des centaines de ces billes en terre cuite sensées garder l’humidité.

Ça sentait le propre et le vieux en même temps.

Le béton aseptisé, le produit détergent mêlé à l’humidité.

C’était une odeur très étrange. Je n’arrivais pas à savoir si je l’aimais.

Je remplissais les boîtes aux lettres du bas et mon frère ou mon père celles du haut.

Les immeubles du quartier avait tous des noms de villes andalouses.

Cadix Malaga Grenade Cordoue Séville

Je ne l’ai su que bien plus tard

Je m’étonnais particulièrement des mots Cadix et Grenade

Jeter des bombes de peinture, des ballons de baudruche pleins de colle

Sur les caddies et les vitrines des grandes enseignes

Voilà ce dont je rêvais déjà

Mon père s’appliquait à faire de beaux dessins sur les vitres

Du blanc de meudon plein les mains

Tandis que j’inventais des aventures plus grandes que moi

Dans le secret de la réserve, bien à l’abri des pseudos grands qui voulaient nous ratatiner