2020
Dec 
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Novembre 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 15:21  

Finalement, nous ne nous étions pas soulevés. Il y avait eu un couvre-feu puis un second confinement. Nous doutions. Je doutais. Des chiffres, de la stratégie, des moyens mis en place et des raisons de leurs choix. Je disais : Eux et Nous.

Les élans s’éteignaient. Cette fois, il n’y avait pas eu d’appels interminables pour prendre des nouvelles des amis, pas d’applaudissements à vingt heures. Ça n’était déjà plus exceptionnel. Je vivais ma petite vie égoïste à un rythme confortable. Je relayais mollement quelques initiatives, et pourtant, je me savais animée d’une flamme que beaucoup semblaient avoir déjà perdu. Je bataillais avec moi-même pour ne pas tomber dans un état de sidération et une impression d’impuissance. Cocktail explosif d’immobilisme. Je ne pouvais pas m’empêcher de me dire: “C’est comme ça que l’on s’habitue au pire, et qu’on finit par le faire. C’est comme ça. Doucement, par pallier. Subrepticement.”

Je faisais en sorte de bouger mon corps dans les 31m² de mon appartement. Mon propriétaire m’avait laissé entendre que l’on s’arrangerait, en cas de grandes difficultés. “Ça ira”, j’avais dit. J’ai ma fierté. Et des APL. Mais combien tomberaient, une fois que l’État couperait la vanne des subventions? Car ils arrêteront. L’État ne continuerait pas ad vitam eternam à nous maintenir sous perfusion. “Il n’y a pas d’argent magique”

“Merde, j’ai encore oublié mon masque”

“Pendant le premier confinement…Juste avant le deuxième”

“Tu fais des bisous toi?”

Certains mots devenaient récurrents dans nos bouches. Nous nous arrêtions parfois en milieu de conversation pour prendre note des phrases prononcées. Des mécanismes de pensées ou d’actions s’infiltraient à notre insu dans nos têtes et nos journées. Avant de sortir rejoindre des amis, puisque c’était supposément interdit, je faisais d’absurdes calculs de distance et de durée pour faire semblant d’être dans les clous. En groupe, nous inventions de nouveaux mensonges: on est en coloc -alors il faut changer les noms sur la boîte aux lettres- , on part faire une résidence -alors il nous faut un nom et un logo pour la compagnie- , on fête l’anniversaire de quelqu’un -alors il nous faut un gâteau, des cadeaux -. Je prenais le vélo parce-qu’à vélo, on n’avait pas l’obligation de porter le masque, et aussi parce-qu’il y avait moins de chances de se faire arrêter. Je repérais les rues en sens interdit pour pouvoir les prendre si une voiture de police me suivait, je faisais des détours pour éviter les artères principales, j’empruntais les chemins de traverse. Des nœuds. Je me faisais des nœuds. Puérils et inutiles. Pour éviter de payer 135€. Notre soumission à des ordres absurdes valait 135€. Ce n’est pas rien, certes, quand on a pas le sou, 135€ c’est beaucoup. Nous étions donc des millions à avoir peur de perdre cette somme.

La pauvreté était d’ailleurs en nette augmentation. Les files d’attentes pour les paniers repas s’allongeaient. Dans la presse, on préférait parler de précarité. Ça semble moins systémique la précarité, ça ressemble plus à un manque de responsabilité individuelle, ça dédouane les affaires publiques. Alors que la pauvreté c’est effrayant, c’est global et surtout, c’est le tiers-monde. La précarité c’est passager, ça peut toucher seulement un domaine de la vie. La pauvreté c’est tellement grand qu’on ne peut pas s’en occuper.

Quand le pays se déclarera pauvre, c’est qu’il aura définitivement abandonné sa mission collective. Restera l’entraide, la solidarité, la débrouille. Surgiront aussi sans doute les manigances, les sans pitié, le marché noir, les trocs de la honte. “On en est pas encore là”. À ce moment là, je me répète souvent ça: “On en est pas encore là. Je mange à ma fin et ne regarde pas trop les dépenses. Je m’en sors bien. J’ai un toit sur la tête et de quoi voir venir. Pas beaucoup mais ça suffira pour prendre la poudre d’escampette si jamais la ville devient irrespirable. Si jamais la ville devient irrespirable, oserai-je abandonner les petits que je suis en train de nourrir à la becquée avec des lettres et des poèmes? Est-ce que je m’en irai sans demander mon reste, pour tenter de construire ce qu’il y aura après? De quel côté je serai? “

La résilience à la campagne, la résistance à la ville. Je me disais ça aussi.

La résilience à la campagne, avec des micro sociétés à l’échelle normale, pas trop grandes, mais pas non plus repliées, des réseaux de savoirs faire, des valeurs partagées, des gens choisis, la terre choyée, le réapprentissage de l’autonomie salutaire, l’expérimentation de pratiques sociales et comportementales évolutionnaires même si somme toute pas vraiment nouvelles. Tenter. Oser. Refabriquer des liens et du sens. Se charger de tout ce bordel. Pour redistribuer l’énergie ailleurs, autrement.

La résistance: à la ville. Résister à l’asphyxie générale du CO2 et des eaux visqueuses, à la famine et à la prolifération des malades, des sans le sou et donc du coup, de la violence. Sociale, institutionnelle. La violence professionnelle, armée mais protégée. Continuer de pousser les murs pour pas qu’on nous vole tout, parce-que ce sera quand même depuis les buildings que se prendront les grandes décisions. Croire encore au pouvoir de l’éducation, partout, et pas seulement dans les milieux privilégiés. Continuer de promouvoir le dialogue, pas laisser aux mains des plus affreux de tous bords le contrôle du bitume.

Mobile peut-être. Nomade sur le fil. Funambule entre deux hémisphères de la France partagée.

Deux lois essentielles avaient été passées sous silence. Le sentiment d’impuissance avait eu raison de notre courage à dire non. Non à la retraite à 63 ans, qui avait pourtant chauffé les foules un an auparavant. Non à la loi de “sécurité globale” qui protégeait surtout les policiers qui, d’une part, auraient le droit d’utiliser les drones, des caméras piétons, pourraient garder leur arme de service, même en civil “en cas d’actes terroriste”, et choisiraient eux-mêmes quelles images diffuser puisqu’il serait interdit de les filmer. Sous peine d’amende et d’emprisonnement, on allait retirer aux journalistes et à tout citoyen, le droit de capturer des images de policiers ayant des pratiques anti-constitutionnelles. La presse libre était en train de mourir. Cela était en passe d’être inscrit dans la loi. Le Sénat rectifiait quelques tournures de phrases pour que l’opinion ne s’échauffe pas trop. Le quarantenaire aux dents d’acier affichait dans les rues des slogans de campagne, un an et demi avant les futures élections. “Ensemble, nous réussirons”.

La propagande était flagrante. Les mots “dérive autoritaire” apparaissaient puis disparaissaient dans les discours de la presse officielle. Les chiens de garde gardaient surtout leurs postes.

Ailleurs, les meutes de loups sauvages s’organisaient discrètement. Le troupeau duquel je faisais partie attendait un signal.

Attendre. En espagnol ça se dit: esperar. Nous attendions, passivement. Comme si l’espoir s’était présenté, ne serait-ce qu’une seule fois dans l’Histoire, du côté des culs assis sur leurs chaises.

Automne 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 15:06  

J’avais arrêté de fumer.

De part et d’autre du globe, et dans certaines villes de France, on reconfinait partiellement la population. Les bars, les salles de sport, certains équipements culturels, restaient fermés. À certains endroits, un couvre-feu était déclaré. Avant que Grenoble ne soit en alerte écarlate, il avait été ordonné que les bars ferment à 22h. Pourquoi 22h? Pourquoi pas avant? Pourquoi telle salle pouvait rester ouverte et telle autre non? Chaque structure tentait tant bien que mal de s’adapter à l’absurdité de toutes ces injonctions. Cela donnait l’impression d’une grande mascarade. Un carnaval pour les grands, mais sans musique, et sans rires.

Ils comprimaient notre joie, refusaient notre colère. Ils avaient tous les pouvoirs. Nous osions à peine nous plaindre. Les puissants continuaient leurs bavardages.

Les enchères pour l’installation de la 5G commençaient. À part les fabricants de gadgets connectés, personne n’avait demandé à remplir sa ville, sa maison, son corps, de puces électroniques. Des flottes de trottinettes électriques connectées avaient envahies en à peine trois mois les rues de la ville. On leur avait même peint des places en indigo pour les garer. Les ados adoraient. Moi je pestais comme une vieille aigrie chaque fois qu’ils traversaient à toute berzingue comme si la piste leur appartenait.
J’avais cassé mon téléphone pour la énième fois. Et avais acheté un des plus basique, à quinze euros, dans une boutique. Au bout de deux mois, je pouvais seulement écouter les messages vocaux. Entre temps, j’avais ré-éprouvé la lenteur de rédaction des messages. La technologie d’avant ne suivait pas ma pensée. Appuyer onze fois sur des boutons plutôt qu’une seule pour écrire: salut. Ça me semblait le bout du monde. J’amputais mes messages de toute la poésie et de la tendresse que j’aimais habituellement mettre dedans parce-que c’était si lent. Je cherchais des raccourcis pour dire en moins de mots ce qui était important. J’avais donc passé un mois sans téléphone, et à part pour organiser le déménagement d’un piano, c’était une très bonne chose dont je n’avais eu aucun mal à me défaire. Mais la France ne pouvait pas rester à la traîne et perdre un marché potentiellement si juteux. C’était la start-up nation contre les amish. Et le président Macron avait clairement choisi son camp depuis le début.

Il se sentait à l’abri. Il fallait ménager le bras armé de l’État, donner à la police un ministre fort con et confortablement installé dans son costume de mâle dominant. qui leur attribuerait des primes à tour de bras sans prendre véritablement en compte la pénibilité de leur travail. J’espérais vivement qu’un jour les flics nous rejoignent du côté du ras-le-bol général et du mécontentement, histoire de rétablir l’équilibre.

J’avais assisté, quasi impuissante, à un contrôle d’identité injustifié. Un jeune était assis à côté de moi, les pieds posés au sol dans l’allée centrale, pour parler à son ami, assis sur la banquette d’à côté. Trois gendarmes arrivent à notre hauteur. L’un des trois demande sèchement au jeune de s’asseoir correctement “on ne peut pas passer”. Dans la vraie vie des citoyens lambda, un simple pardon aurait suffit à lui faire changer de position. Le jeune s’exécute, mais on sent dans son corps la lassitude. Il range tout de même ses jambes dans le sens de la marche, mais ne s’assoit pas complètement. Il s’adosse. Grave erreur. “Assieds-toi correctement” “C’est bon vous pouvez passer là” Le jeune ne hausse pas le ton et d’ailleurs sa voix infléchit entre le début et la fin, il sent, qu’il a encore perdu un point.
“Tes papiers. Mets-toi là sors tes papiers”
Et le jeune s’exécute, ne proteste même pas. Peut-être faut-il que je précise que le jeune homme est noir. J’aurais aimé considérer cela comme un détail descriptif au même titre que des lunettes ou une paire de gants en cuir. Je n’ai pas dit “c’est parce-qu’il est noir? ” Je n’ai pas dit “c’est de l’abus de pouvoir” j’ai simplement dit “Vous allez contrôler son identité parce qu’il n’est pas assis correctement? Vous allez contrôler son identité parce-qu’il ne s’est pas assis comme vous le lui avez demandé?. ” Il devait y avoir du mépris, de la peur et du respect dans ma voix, parce-que le gendarme a tenté de s’expliquer et qu’en sortant il m’a dit “bonne journée madame”
J’ai de la chance. Avec mon visage d’étudiante en master de lettres modernes qui bosse le weekend à la boulangerie et les soirs de semaine en baby sitting pour payer ses études. J’ai de la chance et je ne l’utilise même pas. La culpabilité est un poison qui ronge si on ne fait rien pour l’arrêter. Si on ne fait rien. Si je ne fais pas, si je reste coi, je m’auto-boufferai le foie. Alors je vole une étincelle, je pique un charbon ardent pour le balancer au milieu de la foule et espérer en faire tousser quelques-uns. Prométhée du dimanche matin.

Le séparatisme…Le mot avait fait grand débat dans la presse sans lever le voile sur le vrai séparatisme d’État. Il y avait eu trois attentats en France, en moins de deux semaines. Un professeur d’histoire décapité pour avoir enseigné les dessins qui avaient provoqué la tuerie de Charlie Hebdo, cinq ans auparavant, alors que se tenait justement le procès. Les puissants pensaient que le courage, c’était de leur dire “Nous n’avons pas peur, nous continuerons à montrer ces images qui vous rebutent car cette insolence est la marque de notre liberté de penser.” Au nom de la cohésion nationale, et pour continuer de battre le fer de la peur des musulmans, une loi pour interdire l’école à la maison avait été promulguée, arguant que la communauté musulmane se repliait sur elle-même en n’inscrivant pas les enfants à l’école publique. Et les bambins des bobos? Qui a cité la communauté des petits Montessori comme potentiel trouble de l’ordre future? Détricoter ce qui faisait de nous des humains pensants, des individus libres et singuliers. Monter les citoyens les uns contre les autres. Pour gagner du terrain. La vieille partition du diviser pour mieux régner faisait encore effet.
Je me sentais moi-même m’éloigner de bon nombre de mes contemporains. Le port du masque, le vaccin, la laïcité. Toutes ces choses obligatoires faites au nom du bien commun et qui incitaient à nous positionner pour pressentir qui sont les alliés et qui sont les méchants, ceux qui pensent différemment. Comme si la question du masque, ou celle des caricatures, allait révéler nos vrais visages.

Les grandes nations du monde balbutiaient d’inintelligibles borborygmes haineux. Nous attendions le coup d’éclat. La guerre avait repris en Arménie. La Turquie étalait sa puissance. L’Arabie Saoudite clamait tout haut sa haine de la France. De vieux relents abjects remontaient à la surface. Les sols débordaient toujours de pesticides.
L’envie de lutter devait être encore là. J’attendais un signal. Je ne l’espérais pas. La prochaine grande débâcle serait sans doute fatale. À quoi bon lutter si nous n’allions pas jusqu’au bout? Qu’étais-je prête à perdre? Mon appart? Mon boulot? Ma santé? Mon confort moral? Des amitiés? De la reconnaissance sociale? Un oeil? Une jambe? Ma vie? La vie?
Quels privilèges étais-je réellement prête à laisser au nom de la collectivité?

Nous étions en juin 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 15:05  

Des slogans j’en avais plein la tête pour relayer les désormais habituels “on est là”:

TE DÉGAGER. C’EST NOTRE PROJEEEEEEEEEET!

VIENS TE BATTRE SI T’ES HUMAIN-E

LA RÉPUBLIQUE EN MARGE

Mais la mort de Floyd, aux États-Unis, avait pris les devants. Si un flic est capable de mettre un genou à terre en hommage à tous les noirs assassinés par ses confrères, il reste peut-être un espoir. C’était bon, de se sentir unis, réunis autour d’une cause qui nous était commune. Le collectif Adama et tous les autres oubliés des tribunaux avaient bénéficié de quelques semaines de projecteurs sur leurs combat.

J’avais dans l’entre fait accueilli un réfugié sénégalais qui avait cédé sa place à un sans-papier camerounais. Tous deux avaient fui pour avoir contesté les manigances des puissants de leurs pays. Ils avaient été menacés, puis avaient pris la route avec les dangers qu’on connaît, avaient survécus au désert, à la la Lybie, à la mer, à la faim, au froid, aux hommes, à l’indifférence. Ils étaient là et vivotaient comme ils pouvaient avec les fantômes qui leur mangeaient le crâne.

Les lois et les remaniements ministériels se succédaient. Le premier ministre était un sombre inconnu, Castex, dont le seul mérite était d’avoir des mimiques de hibou aussi drôles qu’exaspérantes. Le ministre de la justice était l’avocat des peoples, charismatique comme un mafieux de grand chemin. Le ministre de l’intérieur, Castaner, avait été remplacé par pire: Darmanin. Dard malin disaient les facétieux, car il avait, entre autres faits de guerre, plusieurs plaintes pour agressions sexuelles. À la culture, nous avions hérité de l’ancienne ministre de la santé, recyclée en speakerine. On se serait cru sur un plateau de télé réalité, sauf que ces personnages grossiers, même pas bien ficelés, avaient un impact direct sur nos vies, à plus ou moins long terme. Ils étaient certes idiots, mais tenaient les ficelles du pays. Blanquer à l’éducation, et Véran à la santé, ça n’avait pas changé. Les sans scrupules sont appréciés de la presse. Le cynisme fait vendre.

Continuons, semblaient-ils dire. Ils avalent encore nos couleuvres, ils ont la bouche pleine, ils ne peuvent rien faire, asphyxions les. Bien capitaine, jusqu’où? Jusqu’au bout.

Finalement, nous ne vous donnerons rien. Vous aurez le droit à des médailles, et si vous n’en voulez pas “ne les prenez pas”. Finalement, nous n’allons pas réfléchir sur les causes de ce ravage, ni en tirer des conséquences. Nous allons continuer. Le jour d’après c’est bien beau mais ça n’existe pas. Ça n’était qu’une pause. Marchez. Au pas.

À un moment, les mots ont arrêté d’avoir une origine, un sens, une direction, un poids. Ils sont devenus des produits. C’était comme dans cet album que je lisais dans les classes: La grande fabrique des mots. Les enfants cherchent des mots dans les poubelles, les attrapent avec des filets à papillons quand ils s’envolent pour les prononcer au dîner “Au pays de la grande fabrique des mots, parler coûte cher. ” Les riches et les puissants, les personnes médiatiques, la minorité visible, utilisaient les plus beaux mots et les vidaient de leur substance. À force de ne pas accorder leurs actes à la hauteur des termes sacrés qu’ils employaient, leur parole devenait insipide. Si ça n’avait touché qu’eux encore, un peu de vent n’a jamais tué personne. Mais à force de parler à tort et à travers, les mots se déchargeaient. Pour contrer leur usage fallacieux, il aurait fallu écrire mille poèmes, en crier cent par semaine pour repeupler nos oreilles. Recharger la magie. Pas laisser Don Quichotte périr sous les ailes des moulins vaniteux.

San Francisco se réveillait sous une lumière orange. La nuit en plein jour d’incendies.

On arrêtait pas pour autant. Elon Musk avait déclaré: “La seule manière pour les humains de devenir compétitifs avec les machines, c’est de s’insérer une puce dans le cerveau”

Je m’étais remise à fumer. J’avais une croyance de gamine-déesse qui croyait encore que si je changeais, moi, ça pourrait sauver le monde. Arrêter de me mettre du goudron dans les poumons, ça arrêterait aussi la pollution planétaire.

Nous étions en mai 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 14:25  

Le déconfinement avait été retardé dans certains territoires. Rouge, oranges, verts. Gommettes nous autorisant à circuler plus ou moins librement. France Bob Marley sans la vibe du reggae dedans. Pas de messages révolutionnaires apaisés. Juste une énorme gueule de bois. Un bad trip qui durerait encore des mois. Ailleurs les corps et les voix se réveillaient de ce sommeil forcé. Le soleil était aveuglant pour celleux qui étaient restés dedans. La faille serait de courte durée. Il fallait découdre, subrepticement, mais sans attentes ni concessions, les liens qui risquaient d’à nouveau se renfermer. Après plus de deux mois d’asservissement volontaire et autant de mauvaises nouvelles à avaler, l’horizon semblait bien morne. Je balançais régulièrement entre trois sentiments: la peur, la colère, l’abattement. Ceci servant de moteur au quatrième: l’enthousiasme.

Les écoles avaient réouvert avec leurs cortèges d’absurdités sanitaires. Retour en classe sur la base du volontariat, en demis groupes, pas de jeux collectifs, distances à respecter, port du masque obligatoire pour les enseignants et les collégiens, pas de prêt de matériel.

Sur le site du gouvernement, on pouvait lire ceci:

Désinfox: Plus que jamais, se fier ou partager des informations non vérifiées peut induire des erreurs et engendrer des comportements à risque. Pour se protéger et protéger les autres, il est nécessaire de se référer à des sources d’information sûres et vérifiées.

Quelque temps plus tard, le site était supprimé pour “atteinte à la liberté de la presse”

Nous étions en avril 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 14:21  

C’était maintenant, c’était partout, dans toutes les bouches : demain. Nous ne pourrions pas continuer pareil, nous refuserions tout retour à la normale“. Il fallait inventer ce que serait le jour d’après. Ils disaient ça comme ça: le jour d’après. Nous avions envie de rêver, nous en avions le temps.Il faudrait agir vite. Il faudrait savoir, dès maintenant, comment nous organiser, avec quels types d’outils et vers quel but. Si nous voulions inventer un autre monde, nous devions commencer par réinventer les pratiques, reprendre ce qui avait fonctionné dans les luttes précédentes, s’écouter largement, ouvrir des lieux, organiser de grandes scènes ouvertes à la parole. Nous ne ramènerions pas à la raison ceux qui se trouvaient de l’autre côté. Cela n’arriverait pas. Il nous fallait reprendre le pouvoir. Rêver en grand, désobéir maintenant.

Avoir confiance dans l‘action et le nombre. Occuper des locaux vides. Retirer tout l’argent de nos comptes bancaires. Se cacher, faire le mort, attaquer ou bien fuir. Inventer des stratégies pour éviter les drones. Et, le cas échéant, les dégommer. Déboulonner les milliers de panneaux publicitaires. Scruter de loin leur œil invisible. Bomber les caméras. Jeter nos téléphones portables. Se dégoogliser. Installer des serveurs autonomes. Apprendre à communiquer avec des messageries cryptées. Reprendre la terre. Débitumiser. Réapprendre aux bambins à se servir de leur corps et de leur tête. Sans craintes.

Des slogans fleurissaient partout, sur les murs, les balcons, les tee-shirt, les sacs à dos, les voitures, les vélos…

COUP D’ÉTAT D’URGENCE

VOUS AVEZ VU DANS QUEL ÉTAT ON EST?

À L’UNION NATIONALE NOUS PRÉFÉRONS L’ENTRAIDE GÉNÉRALE

NOS VIES VALENT PLUS QUE LEURS PROFITS

VOUS COMPTEZ VOS SOUS, ON COMPTE ENCORE NOS MORTS

VOUS NE CONFINEREZ PAS NOTRE COLÈRE

La sur-utilisation de l’internet par toute une partie du globe, avait pu faire craindre au début de la crise, une tension significative en terme de débit. C’était désormais près de 4 milliards d’individus qui se retrouvaient, d’un coup, et en même temps, assignés à résidence. Les uns étaient contraints d’accepter les aléas du télétravail forcé, les autres étaient livrés au dénuement le plus total ou à l’oisiveté la plus extrême. Mais c‘était sans compter sur l’immense mansuétude d’Orange qui installa, sans consulter qui que ce soit, de nouvelles antennes relais. C‘était une priorité nationale. “Vous rapprocher de l’essentiel” disait la publicité.

Et ainsi, une nuit, pissant joyeusement dans l’herbe fraîche, je vis une ribambelle de satellites mater mon cul du haut de leur œil bionique. Les salopards. Soixante petits points lumineux qui traversaient innocemment le ciel. Ce soir c’était soixante. Mais Starlink prévoyait de lancer soixante autres satellites toutes les deux semaines en 2020, en augmentant les missions pour en faire voler 42 000 avant la fin de la décennie. Et pour ça non plus, nous n’étions pas consultés. Les gosses de riches faisaient joujou dans l’espace alors que leurs jouets précédents étaient en train de tomber en ruine. Pendant que le monde était confiné, Tchernobyl avait cra et toutes les maigres avancées écologiques des dernières années tombaient soudain en désuétude. Air France était renfloué à hauteur de 7 milliards, Renault à hauteur de 5 milliards, 500 millions pour la Fnac-Darty, et j’en passe. Les banques faisaient de la pub à la radio entre deux messages de propagande sanitaire. Sous couvert de protéger notre santé, prendre l’air devenait interdit, au moment même où l’air devenait plus respirable. C’était le versant positif de la crise: la couche d’ozone se résorbait, les animaux reprenaient leurs aises, le ciel était moins saturé.

Les chiffres s’égrainaient comme des perles sur un chapelet. Jour après jour on nous rabâchait le nombre de morts, pays par pays, département par département, tranche d’âge par tranche d’âge, sans jamais mettre en perspective ces chiffres pour nous permettre, si ce n’est de comprendre, au moins de comparer. Les décès étaient à peine plus nombreux qu’à l’accoutumée mais le manque d’infrastructures adaptées, d’anticipation et de bienséance, avait fini par avoir raison de nos rites les plus élémentaires. J’avais enterré mon grand père en 2008. Déjà à l’époque, ouvrir le coffre de la morgue où il reposait coûtait de l’argent, ainsi que le cercueil que je verrai brûler quelques heures plus tard par écran interposé. Pendant la pandémie, les cadavres parisiens étaient enfermés dans des sacs plastiques et “conservés” dans la chambre froide du marché de Rungis. Les familles devaient là aussi, payer et rentrer en nombre limité pour un dernier adieu. La plupart n’avaient pas même pu voir leurs morts ou préparer la cérémonie.

Les cours des enfants se faisaient par mails interposés. Jusqu’à 54 pages à imprimer pour une semaine. Le ministre chargé du lissage des cerveaux avait nommé cela “la continuité pédagogique”. Les plateformes “éducatives” regorgeaient désormais de contenus sur lesquelles les professeurs du futur – des robots – pourraient s’appuyer pour “enseigner”. Pas question de ralentir le rythme. Les injonctions contradictoires étaient si nombreuses et si flagrantes, que je m’étonnais que certain-es puissent encore avoir confiance dans ce mode de gouvernance. Les lycées, les bars, les restaurants, les salles de spectacles, demeureraient fermés jusqu’en juilletmais pas les écoles maternelles, crèches ou école primaires. Relançons l’économie, mais pas la culture. Protégeons nous, mais pas au détriment des entreprises. Vous êtes fortement invités à reprendre le travail, tout en respectant les gestes barrières. Et si vos chérubins n’arrivent pas à se laver les mains à chaque fois qu’ils toussent, ou s’ils veulent se tenir par la main pour jouer, c’est à vous, parents, et enseignants, d’en prendre la responsabilité. Dans une circulaire officielle destinée aux établissements scolaires, on pouvait lire, dans le noir des lignes blanches, un appel à la dénonciation envers les “jeunes” qui oseraient mettre en doute les dires et les faits du gouvernement. Le Sénat avait par ailleurs voté une loi amnistiant pénalement les fonctionnaires de l’État de toute responsabilité durant cette crise. Les nombreuses plaintes déposées à l’encontre des dépositaires de l’autorité seraient alors caduques.

Internet avait réduit à néant les frontières du réel. Notre quotidien et celui du pays, celui de la planète, était vu à travers les écrans. Pour peu que dans chaque contrée il y ait des informateurs, et des sites pour répertorier les événements en cours, chaque citoyen muni d’un appareil et d’une connexion internet, pouvait, à l’aide d’une adresse http, trouver à peu près tout, y compris n’importe-quoi. Bolloré, un magnat de la télévision, avait racheté l’entièreté de l’institut de sondage CSA. L’ombre du maréchal planait dans les esprits. Il s’appelait GAFAM. Les drones et les caméras de surveillance, c’est eux. Les applications de traçage, c’est eux. Les requêtes auprès des médecins pour trahir le secret médical, les examens de fin d’année sous surveillance numérique c’est encore eux. Ces deux mois de chaos leur avait permis d’installer à grande échelle tout l’arsenal technologique dont ils avaient besoin pour construire leur dogme du nouvel homme. Subrepticement.

Nous étions en mars 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 14:14  

Et le président avait déclaré “la guerre”. Six fois dans son discours, il avait répété, d’un air faussement déterminé, avec un regard destiné à faire peur: “Nous sommes en guerre” … “Contre un ennemi invisible” avait-il ajouté. Sidération totale. Comment ne pas voir ici une volonté d’abrutiser le peuple? En le gavant d’écrans, en l’enfermant chez lui, en testant sa résistance à la contrainte, c’est-à-dire, son obéissance. Ce virus servirait de tremplin pour toutes les restrictions à venir. Il justifierait la présence des gardiens de la peste dans nos rues, nous habituant, encore un peu plus, à voir leurs uniformes déambuler, et à se faire interpeller, comme ça, pour rien. Il ouvrirait la voie à toutes les dérives . Car nous devions respecter, relancer l’économie. Faire appel à notre intelligence ne suffisait pas. Leur mépris était palpable. Entre la première allocution, le jeudi soir et la seconde, le lundi matin, nous avions pu aller voter, faire nos courses au marché, jouer au parc, boire un café sur une terrasse. Il faisait beau, c’était le printemps, les enfants étaient ravis d’apprendre qu’ils ne retourneraient pas à l’école.

Il était autorisé de sortir de chez soi pour faire des courses de première nécessité, aller porter assistance à un proche isolé, ou récupérer ses enfants en garde alternée, s’éloigner de son domicile pour faire du sport dans la limite d’une heure et d’un kilomètre. Il était en revanche interdit -en fonction du “détenteur de l’autorité” sur lequel vous tombiez – de sortir pour aller acheter une baguette de pain, aller voir sa mamie en maison de retraite ou son père en phase terminale à l’hôpital, faire une randonnée ou une balade sur la plage. Il était interdit de se regrouper publiquement, de se regrouper tout court. Il était interdit en fait. Être sans abri, être autre chose qu’un homme blanc ayant de l’argent à dépenser depuis son fauteuil ou son écran, c’était, encore plus que d’habitude, une incurie. Les abus et les violences à l’encontre des quartiers populaires avaient drastiquement augmentés. Du haut de leurs balcons, les personnes filmaient, et c’était peu ou prou notre seul moyen d’agir.

À bien des égards, c’est la population civile elle-même qui palliait aux manquements de l’État. Distribution de repas, fabrication de masques et de gel hydroalcoolique, prolongement de la trêve hivernale pour mettre à l’abri les sans abris…Et le président de s’en féliciter tout en sous-entendant que nous étions trop irresponsables pour respecter des règles plus souples et que par conséquent, l’auto-confinement strict était la seule manière de nous protéger.

L’un des problèmes de la monarchie parlementaire patriarcale, c’est que les sujets sont traités comme des enfants. Gommettes vertes ou rouges, avertissements, punitions. Nous en étions réduits à devoir remplir une autorisation de sortie, comme quand un élève demande la permission pour aller faire pipi. 135€ pour une première infraction, 1300€ pour une seconde, 3500€ pour une troisième, assortie d’une peine de prison. Comment résister à une telle menace quand il faut remplir le frigo? Les prisons avaient pour l’occasion été vidées de quelques détenus sur-numéraires. “9 places libres!” s’était exclamée, sur un ton abject, une journaliste de la radio publique. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que bientôt, on ferait encore plus de place, car les prochains prisonniers seraient politiques, et ils viendraient en masse.

J’aurais voulu me transformer en un silence si dense qu’il aurait été ma chair. Un silence si plein de force que ma seule présence aurait suffit à réduire les résidus de pensées dépassées. Le silence et l’immobilité étaient un bagne que bientôt nous connaîtrions tous. Je me battais avec les forces contraires qui m’habitaient sans savoir comment les réconcilier. Comment faire pour être assez forte dans l’ici, et déplacer dans le même temps les montagnes? Comment transformer les images de mon esprit en matière palpable? Comment vivre le rêve? Et se faisant, comment rêver juste? Comment rester droite quand autour tout chancelle? Je doutais et n’entreprenais rien de peur de voir la tentative échouer, comme si le constat de son impossible matérialisation pouvait freiner mon imagination. Je désirais amener les images à avoir une consistance. L’invisible à devenir réel. Seuls les mots me semblaient avoir ce pouvoir. Parler et écrire devenait alors tout aussi dangereux que le reste. Ne pas le faire revenait à s’arrêter de vivre. Et tant que mes poumons utilisaient mon système respiratoire autonome, je me devais de mener cette minuscule preuve de mon existence quelque-part. J’écrivais, au moins une fois par jour. Pour prendre le recul et la température, pour entretenir la force et les liens.

Novembre 2019

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“Le Nord-Isère c’est pas mal parce-qu’au moins y’a plus d’eau. Faut pas s’installer dans un endroit où c’est déjà la sécheresse parce-que ça sera de pire en pire. ”

Est-ce que mes parents avaient ce genre de conversation? Sûrement pas. Ils se demandaient s’ils préféreraient une maison avec un jardin ou un appartement en centre-ville. Même ouvriers, ils ne se posaient sans doute pas la question de louer ou d’acheter. C’était la fin des trente glorieuses. Tout était possible. La croissance était une évidence. Cinquante ans plus tard, j’étais à peine plus âgée qu’eux. Les priorités de ma génération étaient autres. Dans mon entourage, il y avait peu de chômeurs mais pas mal de bénéficiaires des minimas sociaux. L’État avait instauré ce système pour juguler la contestation. Puisque les plus pauvres pouvaient subvenir à leurs besoins de base grâce aux impôts des travailleurs, se plaindre, et pire, se révolter, était de mauvais ton. Dans le jargon administratif, ça s’appelait “RSA: Revenu de Solidarité Active”. Le pouvoir en place aimait les sigles. Remplacer les mots par des lettres, ça permet d’effacer leur sens.

Je détestais notre époque pour ce qu’elle faisait des mots. Ils étaient avilis, pressés jusqu’à la moelle. L’humain a besoin d’ordre. Et pour mettre de l’ordre, il utilise le langage. Il devient une bouche avide de sens et cherche dans les syllabes ce qui pourrait le sauver. La langue était galvaudée. Il aurait fallu laver nos bouches et nos cerveaux, repartir de zéro.

La France, ce territoire que nous habitions, était connu partout dans le monde pour son côté belliqueux. Des résidus du soulèvement de 1789. Mais du rêve d’évolution, il ne restait pas grand chose. J’étais, comme beaucoup d’autres, anesthésiée par la rapidité de transformation du système. Les élections avaient lieu tous les cinq ans. Chaque nouveau gouvernement était l’occasion de changer l’ordre des choses à leur avantage. Ils changeaient les sigles et les lois, demandaient de plus en plus d’efforts à ceux qui se trouvaient de plus en plus bas. Les droits, arrachés à force de cris et de coups, se réduisaient peu à peu. En France, au début du quinquennat de Macron, cinq euros avaient été retirés pour les allocations logement. Trois ans plus tard, les chômeurs allaient être amputés de la moitié de leurs indemnités. En 2018, une loi sur la hausse du prix du carburant avait mis le feu aux poudres. Mais tant qu’il nous restait un peu de viande et de wifi, nous nous pensions à l’abri.

On nous prédisait le pire. A la télé, dans les magazines, les lanceurs d’alerte s’époumonaient en plein incendie et nous regardions la maison cramer. Nous faisions comme s’il ne se passait rien. Ce n’est pas encore chez nous. Tant que ça n’est pas sous ma fenêtre, tant que mes biens ne sont pas abîmés, tout cela n’existe pas. La Terre, ce n’est pas vraiment chez moi. J’habite en France. Nous sommes protégés. Nous avons des montagnes et des digues, des forces de police et une armée, nous avons des drones et des caméras de sécurité, des avions de chasse et des tanks de combat. Nous pourrons vaincre l’eau et la flamme, la terre qui tremble et la famine. Nous sommes riches, nous. Nous sommes le pays des Lumières, de la Révolution, des Droits de l’Homme. Chez nous, même les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière. Et nous allions ainsi, de jour en jour, pérorant aussi fort que possible, que nous étions invincibles, nous les pays du Nord, les pays du G8, nous le premier monde.

Il y avait des modes. Et elle était à la bienveillance. Les gens se plaignaient que les médias n’annoncent que des mauvaises nouvelles, qu’il n’y ait pas de journalisme positif. Alors en à peine cinq ans, une dizaine de magazines “bien-être” fleurirent sur les rayons des librairies. Flow, Slow, Happiness. En anglais of course. Il fallait du cash, du glam, du flashy. Pas du vocabulaire ranci. Place à la langue unique, souveraine, prête à l’emploi, sans oublier d’affûter, en parallèle, la lame du mensonge, de l’hypocrisie. Le double langage. La bien-pensance. La novlangue.

Demander aux citoyens par exemple, de ne plus faire de feu car la fumée de cheminée rejette trop de CO2 tandis que l‘industrie automobile battait son plein. Vendre moins cher des produits qui auront demandé davantage de transformations. Demander aux paysans d’utiliser moins d’eau pour arroser leurs récoltes, pour que les usines puissent fabriquer les puces électroniques qui serviront à nous surveiller.

Je suis née alors que tout n’était pas encore digitalisé. Nous nous sommes habitués, subrepticement, à la présence des écrans dans nos vies. La science-fiction n’était plus un lendemain éloigné, c’était là, à notre porte, à chaque coin de rue. Il fallait échapper aux écrans et aux publicités qui mesuraient tout, captant le moindre “temps de cerveau disponible“. L’attention était devenue la denrée la plus précieuse. Combien de temps tu passes devant telle pub, telle musique, sur tel site? Combien de fois par semaine tu prends tel chemin, avec quel moyen de transport, pour voir qui, pour faire quoi?

Ne plus réfléchir. Ne plus penser. Pas faire de vagues. Il était de notoriété publique que nous étions tous manipulés. Mais peu importait finalement. Nous avions des smartphones et des voyages à l’autre bout de la planète pour 600€. Les emballages des aliments mettaient en avant la non-présence des poisons injectés dedans : sans OGM, sans paraben, sans colorants ni conservateurs…biologique. On se faisait retourner le cerveau en souriant.

Dans les années 2000, Internet changea, subrepticement, notre rapport au monde. Installé à l’intérieur même de nos foyers, l’univers entier s’ouvrait devant nous. Le temps et l’espace semblaient ne plus avoir de limites. L’écran était notre fenêtre. La fibre notre air. Nous étions connectés au reste du vivant par la fibre. La fibre. Qui va sous les océans et peuple nos ciels des villes de câbles interminables. La fibre, qu’il fallait mener toujours plus loin, là où les riches ne pouvaient attendre vingt minutes que leur film se charge, puisqu’en bas, dans la vallée, cela se faisait en un clin d’œil et puisque c’était intolérable d’attendre. Les politiciens appelaient ça: la fracture numérique. Et réduire cette inégalité d’accès au tout possible leur paraissait une priorité. L’immédiateté était devenue notre royaume. Nous ne supportions plus le moindre écart sur nos écrans. Nous avions nous-mêmes posé les mouchards à l’intérieur de nos maisons. 1984 était une réalité, par bien des aspects. De plus en plus souvent je pouvais dire: “ça y est, c’est le futur”.

Nous cherchions tous le temps perdu. Où était-il passé? Alors même que les machines étaient sensées nous en donner, nous libérer des contraintes, il s’avérait que c’était justement l’inverse qui se produisait. En fait, on passait du temps à réparer les erreurs que les machines, encore imparfaitement pensées, nous demandaient à nous, humains, de pallier. Nous étions devenus esclaves. Faire l’amour à 14h un lundi et rester au lit toute l’après-midi devenait un acte de dissidence. Joyeux et simple, qui n’engageait que moi. Comme le contrôle était partout, il suffisait de ne pas suivre un des aspects de son diktat pour devenir rebelle. Pour accélérer la chute, il aurait suffit d’arrêter d’acheter. S’enrichir en les appauvrissant. Mais consommer était devenu notre raison d’être, une façon de se sentir exister.

Depuis 2008, les banques étaient renflouées à coup de milliards. Les grandes entreprises licenciaient à tour de bras. Les rachats par des sociétés privées, à l’étranger, faisaient perdre aux petits leur peu d’autonomie. La casse du service public était devenue obscène. Nos vies étaient régies et rythmées par des lois qui nous dépassaient, sur lesquelles nous n’avions aucune prise. Les sciences nous fournissaient des preuves tangibles de tout ce que nous faisions à l’envers mais les dirigeants n’écoutaient pas. Le modèle prôné était la croissance, et tout était bon pour ça. Plus les maisons étaient pleines, plus il s’ouvrait de magasins, et plus le monde semblait beau. C’était comme une grande parade, une sorte de poster géant accroché devant nos yeux. Un Truman Show planétaire.

La vie quotidienne continuait malgré tout à se dérouler. Tant que les rayons étaient remplis et nos panses pleines, tant que dehors, il ne pleuvait que des gaz lacrymogènes sur ceux qui osaient sortir dans la rue, nous étions protégés. On s’habitue à tout. Aux flics armés dans le tramway et aux images qui choquent. On s’habitue à avoir un service de renseignement général dans la poche à qui l’on donne nous-même à manger et de qui on dépend.

L’ambiance était morose, mais la majorité d’entre nous ne faisait pas grand chose pour que ça change. Trop sidérés par la vitesse de récupération du système qui s’embourbait et nous emportait tous et toutes dans sa course infernale. Tout semblait se polariser. Nous n’avons pas vu l’accélération. Beaucoup disaient que c’était une folie, que nous allions droit dans le mur. La “théorie de l’effondrement” battait son plein. Les sceptiques parlaient de catastrophisme. Des scientifiques de tous bords alertaient, les citoyens eux-mêmes tentaient des actions qui se noyaient dans le surplus de connaissances du monde. Les plus téméraires maintenaient la flamme. Les Indignés, Nuit debout et les Gilets Jaunes montaient tour à tour la garde. La France, de l’avis de tous, était explosive. Mais toujours la révolte était maintenue sous cloche. Les techniques employées par les forces de l’ordre étaient de plus en plus violentes: détentions injustifiées, matraquage, œil et mains arrachés. Le danger que représentait une manifestation était devenu dissuasif. Or, quand le pouvoir en place commence à utiliser la violence, cela signifie aussi que la chute est proche. Ça sentait la fin de règne. De nouveau, le bon vieux monde se fissurait.

2020
Dec 
1

À temps

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 20:47  

Le monde vous inquiète?
Le monde vous questionne?
Drôle de tumulte dans nos boîtes crâniennes
En ces temps qui déraisonnent

Il y a le feu au lac
L’incendie en direct sur les smartphones
Heureusement qu’il y a Bach, les copains et le tango clandestin
Il y a toujours Hugo, même si Cosette est niaise et Marius arrogant à la fin

Attend un peu chaos, on est pas encore arrivés au bout du tome un
Je veux voir grandir des fleurs
Je veux me tirer du grand brouillard des métropoles
Et laisser pousser des petits d’Hommes dans mon jardin

Attend un peu bazar, j’ai encore jamais fini une seule histoire
J’ai pas mené mes personnages au bout de leurs quêtes connes
Je me suis encore embrouillé les entrailles en repensant à des hommes
Je veux être légère. Solide et légère.

Laisse moi un peu respirer la mort.
Je sais bien que c’est toi qui te caches derrière la boulimie des sens
Autant que derrière la paresse
J’ai peur de vivre à fond. Parce-que à fond ça veut dire quitter le cocon

Reste avec moi ma mie. Il me reste un chapitre et toute une bibliothèque à dévorer
Avant de voir les falots s’éteindre. Avant de finalement étreindre l’éternité
Je vais me refabriquer des héro-ïnes
Je vais trafiquer la machine à remonter la mémoire universelle

J’ai encore le temps dis? Il me reste combien d’années?
Tu sais que Jésus est mort en même temps que ma naissance?
Tu t’en tapes des messies, des apôtres et de leur choléra
Tu crois plus aux sourates, aux évangiles, ni même aux mandalas

Pourtant tu danses toute seule parfois, et tes ancêtres s’invitent sur la piste
Tu dessines des poèmes, tu inventes des airs qui n’existaient pas la seconde d’avant
Ça va vite, détruire. Dix secondes. C’est ce qu’il faut à un journaliste pour rédiger la note
Qui enverra à l’algorithme le signal pour que tout foute le camp

Marius F. disait “il va fout’ la cabane su’l quin”
À la fin de sa vie, mon grand-père perdait la mémoire
Il paraît que ça pourrait être une bactérie la cause de cette histoire
Un microcosme dans le bidon, responsable des hallucinations

Je pars dans tous les sens. Vaudrait mieux tout cramer.
Craquer l’allumette près du bidon d’essence, fertiliser par le feu
Les quelques pages de souvenirs à oublier
Redevenir autre. À un moment donné.