2022
Apr 
8

Dents de lions

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  • Enfant fin de siècle
  • — lapeauaimante @ 16:38  

    Pissenlit dent de lion florin d’or laitue de chien salade de taupe couronne de moine cramia baraban.

    Autant de noms pour désigner une des plantes les plus faciles à repérer.

    Des tâches jaunes se détachent dans le paysage.

    Au bout d’un temps, la couleur s’enfuit.

    Le fantôme des fleurs laisse une trace grise autour de sa couronne.

    Une sphère parfaite à travers laquelle on voit.

    À la place des fleurs, reste le fruit, qui s’envole lui aussi, contenant au-dedans, une graine.

    Dotées d’un parachute qu’on pourrait croire doré mais qui en fait est blanc,

    Fragiles et habiles, elles s’envolent.

    Le vent et les enfants qui soufflent assurent que d’autres fleurs essaimeront ailleurs,

    Y compris à l’intérieur des failles du béton.

     

    Un seul pissenlit est composé d’environ six cent fleurs, mâles et femelles sur la même pétale,

    Donnant plus tard un fruit, l’akène,

    Qui engendre une graine qui se téléporte,

    Mieux que des personnages de jeux vidéos.

    Du centre à la périphérie, une spirale se forme

    Quand un amas de fleurs minuscules s’organise si bien qu’on ne distingue de loin qu’un seul et même bouton, on appelle ça “le capitule”.

    Et je me demande quelle est notre capacité à nous, humains, de nous ressembler assez pour finir par nous rassembler.

    De trouver le petit point commun qui rend possible la réunion de nos identités sur un même sol.

    Note bien que ce n’est pas là l’état final du pissenlit.

    Comme toute chose sur cette terre, le pissenlit est pris dans un cycle qui le dépasse.

    Sa seule volonté est de survivre, donc de se multiplier,

    Pour qu’au moins, quelques uns poursuivent le chemin.

    La fleur flamboyante qu’on connaît, haute en couleur,

    N’est que l’aspect visible de son stratagème.

    Elle appelle de son jaune éclatant la trompe des abeilles et autres pollinisateurs

    Qui feront de ses fleurs un ventre fertile.

    Elle veut se faire voir.

    Elle veut se faire goûter,

    Boire sa part de soleil et de suc jusqu’à l’ivresse,

    Elle veut vivre plus fort.

    Être belle et délicieuse, ne lui sera d’aucun secours

    Si d’autres éléments ne se mettent pas en branle autour d’elle.

    Si la pluie n’arrose pas la terre,

    Si la vitamine du ciel ne s’y imprègne pas,

    Si le silence des pas ne se fait pas,

    Que les pas changent en boue les prairies sous prétexte qu’ici le chemin est plus court,

    S’il n’y a plus de nuit et qu’alors les oiseaux sont paumés,

    S’ils en deviennent si désorientés qu’ils deviennent incapables de distinguer ce qui est bon pour eux, et qu’alors dans leurs bec, ils se trompent de proie,

    Si les insectes pullulent sans prédateurs adaptés,

    Si les nuées de mouches envahissent nos plaies, mais qu’aucun

    Ne trouve la force de les repousser d’un simple geste du bras,

    Si nous devenons pleutres devant nos propres peurs,

    Si nos tentatives désespérantes de sauver la planète en jetant le plastique dans la poubelle verte

    Ne suffisent pas,

    Si les usines turbinent et que les avions tournent à vide,

    S’il suffit de se repeindre en vert pour ne plus se faire montrer du doigt,

    Que diront les akènes qui pousseront dans le vide?

     

    Où est la joie s’il faut peindre une fleur pour enfin s’en soucier

    S’il faut suivre une ligne pour sortir de chez soi

    Et qu’on nous met encore des pixels plein la tête

    Pour nous faire croire que le progrès nous sauvera

    Qu’on pourra réactualiser la planète, faire reset sans trop faire de dégât

    La planète se sauvera, ne te préoccupe pas trop d’elle

    Préoccupe toi de toi

    Sauve toi de toi même

    Pars

    Enfuis toi

    Pas pour déserter mais pour éviter que le désert n’avance encore en toi

     

    Pose des herbes à la croisée des yeux

    Ouvre les doigts

    Défais la liane tressée avec tes cheveux

    Regarde loin et juste là

    Défie la ligne bleue

    Ne marche pas si droit

    Les plantes adaptent leurs trajectoires en fonction des cailloux qui leur barre le chemin

    L’ordre auquel on voudrait nous faire croire n’est pas fait de codes compliqués

    C’est un bordel harmonieux

    Un fatras de pédoncules qui s’accumule jusqu’à mener la vie belle

     

    Le pissenlit ne s’accroche pas à son état de fleur éternelle

    Il sait se faire discret, il sait se rendre poussière

    Bien loin de mourir c’est là qu’il renaît

    Dans la fange, la ruine et la fissure

     

    Alors fabrique toi

    Un collier ou une bague de marguerites séchées

    Une alliance sauvage entre toi et la terre

    Marie toi avec une robe sale

    Debout et insolente

    Crie au vent des prières printanières et ne retiens rien de l’air noir qui encrasse tes poumons

    Absous toute aspiration de demeurer pareille

    Égale à l’état dans lequel tu étais l’instant d’avant

    Ne retiens pas l’espoir

    N’attache pas non plus l’angoisse à tes chevilles comme un boulet

    Sois légère

    Sois léger

    Appuie toi sur le premier coup de vent qui passe,

    Et au moindre alizé

    Ouvre tes bras comme un parachute

    Et cours

    Cours te réfugier dans les brèches

    Fais gonfler ta sève

    Le bitume ne se méfie pas de ce qui glisse entre ses interstices

    Pourtant

    Regarde sur le chemin

    Jamais l’humain, en quête de contrôle absolu, ne parviendra à éradiquer totalement et définitivement les tentatives de survie de l’herbe folle sur le chemin.

    Entre les dalles pousse l’adventice et rien n’arrête sa faim du monde

     

    On dit manger les pissenlits par la racine pour parler de la mort

    On parle de mauvaise herbe pour dire celles qui poussent partout et sont sans intérêt apparent

    Pourtant, le pissenlit est bon des racines à la cime

    Tout se mange, même la tige.

    C’est un allié des reins, c’est-à-dire, de l’élimination

    D’où son nom: pisse en lit

     

    Son nom scientifique, taraxacum, viendrait, comme bon nombre de mots de la langue française, d’un nom arabe: tharakhchakon: comestible

    Puisqu’il semble nécessaire de le redire encore. Je répète.

    Que nos racines sont voyageuses et que tout ce qui habite cette planète a une raison d’exister.

    Qu’il faut faire confiance au vent, et au souffle des enfants

    Pour propager la vie par-delà les frontières du parc

    Qu’il nous faut capituler, non pas se résigner

    Mais comme le pissenlit

    Capituler au sens de former une image unie

    Une inflorescence d’individualités éparses qui s’organisent pour récupérer le plus de soleil possible

    Pour croître, et se reséparer, une fois la gestation des gestes accomplie

    Une fois la saison terminée

    Se réunir

    Puis se reséparer

    Se serrer en spirales

    Puis se réenvoler.

    Se laisser ensemencer

    Se relaisser mourir

    Pour laisser de la place

    Pour enlacer l’espace

    Se retenir d’atteindre la prochaine borne de vacuité

    Se tenir là

    Tenir

    Pousser

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