Dents de lions
Pissenlit dent de lion florin d’or laitue de chien salade de taupe couronne de moine cramia baraban.
Autant de noms pour désigner une des plantes les plus faciles à repérer.
Des tâches jaunes se détachent dans le paysage.
Au bout d’un temps, la couleur s’enfuit.
Le fantôme des fleurs laisse une trace grise autour de sa couronne.
Une sphère parfaite à travers laquelle on voit.
À la place des fleurs, reste le fruit, qui s’envole lui aussi, contenant au-dedans, une graine.
Dotées d’un parachute qu’on pourrait croire doré mais qui en fait est blanc,
Fragiles et habiles, elles s’envolent.
Le vent et les enfants qui soufflent assurent que d’autres fleurs essaimeront ailleurs,
Y compris à l’intérieur des failles du béton.
Un seul pissenlit est composé d’environ six cent fleurs, mâles et femelles sur la même pétale,
Donnant plus tard un fruit, l’akène,
Qui engendre une graine qui se téléporte,
Mieux que des personnages de jeux vidéos.
Du centre à la périphérie, une spirale se forme
Quand un amas de fleurs minuscules s’organise si bien qu’on ne distingue de loin qu’un seul et même bouton, on appelle ça “le capitule”.
Et je me demande quelle est notre capacité à nous, humains, de nous ressembler assez pour finir par nous rassembler.
De trouver le petit point commun qui rend possible la réunion de nos identités sur un même sol.
Note bien que ce n’est pas là l’état final du pissenlit.
Comme toute chose sur cette terre, le pissenlit est pris dans un cycle qui le dépasse.
Sa seule volonté est de survivre, donc de se multiplier,
Pour qu’au moins, quelques uns poursuivent le chemin.
La fleur flamboyante qu’on connaît, haute en couleur,
N’est que l’aspect visible de son stratagème.
Elle appelle de son jaune éclatant la trompe des abeilles et autres pollinisateurs
Qui feront de ses fleurs un ventre fertile.
Elle veut se faire voir.
Elle veut se faire goûter,
Boire sa part de soleil et de suc jusqu’à l’ivresse,
Elle veut vivre plus fort.
Être belle et délicieuse, ne lui sera d’aucun secours
Si d’autres éléments ne se mettent pas en branle autour d’elle.
Si la pluie n’arrose pas la terre,
Si la vitamine du ciel ne s’y imprègne pas,
Si le silence des pas ne se fait pas,
Que les pas changent en boue les prairies sous prétexte qu’ici le chemin est plus court,
S’il n’y a plus de nuit et qu’alors les oiseaux sont paumés,
S’ils en deviennent si désorientés qu’ils deviennent incapables de distinguer ce qui est bon pour eux, et qu’alors dans leurs bec, ils se trompent de proie,
Si les insectes pullulent sans prédateurs adaptés,
Si les nuées de mouches envahissent nos plaies, mais qu’aucun
Ne trouve la force de les repousser d’un simple geste du bras,
Si nous devenons pleutres devant nos propres peurs,
Si nos tentatives désespérantes de sauver la planète en jetant le plastique dans la poubelle verte
Ne suffisent pas,
Si les usines turbinent et que les avions tournent à vide,
S’il suffit de se repeindre en vert pour ne plus se faire montrer du doigt,
Que diront les akènes qui pousseront dans le vide?
Où est la joie s’il faut peindre une fleur pour enfin s’en soucier
S’il faut suivre une ligne pour sortir de chez soi
Et qu’on nous met encore des pixels plein la tête
Pour nous faire croire que le progrès nous sauvera
Qu’on pourra réactualiser la planète, faire reset sans trop faire de dégât
La planète se sauvera, ne te préoccupe pas trop d’elle
Préoccupe toi de toi
Sauve toi de toi même
Pars
Enfuis toi
Pas pour déserter mais pour éviter que le désert n’avance encore en toi
Pose des herbes à la croisée des yeux
Ouvre les doigts
Défais la liane tressée avec tes cheveux
Regarde loin et juste là
Défie la ligne bleue
Ne marche pas si droit
Les plantes adaptent leurs trajectoires en fonction des cailloux qui leur barre le chemin
L’ordre auquel on voudrait nous faire croire n’est pas fait de codes compliqués
C’est un bordel harmonieux
Un fatras de pédoncules qui s’accumule jusqu’à mener la vie belle
Le pissenlit ne s’accroche pas à son état de fleur éternelle
Il sait se faire discret, il sait se rendre poussière
Bien loin de mourir c’est là qu’il renaît
Dans la fange, la ruine et la fissure
Alors fabrique toi
Un collier ou une bague de marguerites séchées
Une alliance sauvage entre toi et la terre
Marie toi avec une robe sale
Debout et insolente
Crie au vent des prières printanières et ne retiens rien de l’air noir qui encrasse tes poumons
Absous toute aspiration de demeurer pareille
Égale à l’état dans lequel tu étais l’instant d’avant
Ne retiens pas l’espoir
N’attache pas non plus l’angoisse à tes chevilles comme un boulet
Sois légère
Sois léger
Appuie toi sur le premier coup de vent qui passe,
Et au moindre alizé
Ouvre tes bras comme un parachute
Et cours
Cours te réfugier dans les brèches
Fais gonfler ta sève
Le bitume ne se méfie pas de ce qui glisse entre ses interstices
Pourtant
Regarde sur le chemin
Jamais l’humain, en quête de contrôle absolu, ne parviendra à éradiquer totalement et définitivement les tentatives de survie de l’herbe folle sur le chemin.
Entre les dalles pousse l’adventice et rien n’arrête sa faim du monde
On dit manger les pissenlits par la racine pour parler de la mort
On parle de mauvaise herbe pour dire celles qui poussent partout et sont sans intérêt apparent
Pourtant, le pissenlit est bon des racines à la cime
Tout se mange, même la tige.
C’est un allié des reins, c’est-à-dire, de l’élimination
D’où son nom: pisse en lit
Son nom scientifique, taraxacum, viendrait, comme bon nombre de mots de la langue française, d’un nom arabe: tharakhchakon: comestible
Puisqu’il semble nécessaire de le redire encore. Je répète.
Que nos racines sont voyageuses et que tout ce qui habite cette planète a une raison d’exister.
Qu’il faut faire confiance au vent, et au souffle des enfants
Pour propager la vie par-delà les frontières du parc
Qu’il nous faut capituler, non pas se résigner
Mais comme le pissenlit
Capituler au sens de former une image unie
Une inflorescence d’individualités éparses qui s’organisent pour récupérer le plus de soleil possible
Pour croître, et se reséparer, une fois la gestation des gestes accomplie
Une fois la saison terminée
Se réunir
Puis se reséparer
Se serrer en spirales
Puis se réenvoler.
Se laisser ensemencer
Se relaisser mourir
Pour laisser de la place
Pour enlacer l’espace
Se retenir d’atteindre la prochaine borne de vacuité
Se tenir là
Tenir
Pousser
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