2022
Apr 
8

Cultiver les vagues terrains

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  • Enfant fin de siècle
  • — lapeauaimante @ 16:41  

    Victor Hugo, dans Les Misérables, fait dire ceci au personnage de Jean Valjean, prisonnier clandestin devenu maire:

    “Un jour il voyait des gens du pays très occupés à arracher des orties. Il regarda ce tas de plantes déracinées et déjà desséchées, et dit :

    — C’est mort. Cela serait pourtant bon si l’on savait s’en servir. Quand l’ortie est jeune, la feuille est un légume excellent ; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d’ortie vaut la toile de chanvre. Hachée, l’ortie est bonne pour la volaille ; broyée, elle est bonne pour les bêtes à cornes. La graine de l’ortie mêlée au fourrage donne du luisant au poil des animaux ; la racine mêlée au sel produit une belle couleur jaune. C’est du reste un excellent foin qu’on peut faucher deux fois. Et que faut-il à l’ortie ? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine tombe à mesure qu’elle mûrit, et est difficile à récolter. Voilà tout. Avec quelque peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie ! Il ajouta après un silence :
    — Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs.”

    Comment apprendre sans terre où s’entraîner? Apprendre à reconnaître une plante, un oiseau, un insecte, peut se faire par l’intermédiaire d’un livre (d’une tablette, si vous voulez) mais la chose ne sera pas apprise tant qu’elle n’est pas vécue. Tant que l’expérience n’est pas venue bousculer nos sens, modifier, même légèrement, notre présence au monde. Un livre, une image, un podcast, peuvent faire office de déclencheur, d’accord. Mais le geste. Le geste ne s’apprend que dans la répétition. Avant de ne pas confondre le pissenlit avec le tussilage ou la porcelle enracinée, il faut s’être trompé. Avoir pris dans ses mains, avoir vu de ses yeux, avoir senti avec son nez et posé sur le bout de la langue, la tige râpeuse, les feuilles dentées, le latex amer.

    Éprouver l’environnement ne sera jamais l’apanage des machines. Notre corps est une machine, plus perfectionnée que les robots. Plus perfectible aussi. Notre cerveau est capable d’appréhender la complexité si on se donne la peine de la lui offrir. Notre peau, notre système respiratoire, notre équilibre, reçoivent des informations sensibles traitées avec une rapidité incroyable. On sait aujourd’hui que les malades qui ont une chambre d’hôpital donnant sur des arbres guérissent mieux que ceux qui ont vue sur un parking. On sait que les enfants qui ont peu été confrontés à la nature recherchent moins son contact à l’âge adulte et se soucient moins des enjeux environnementaux. Non par manque d’éducation, mais par manque de repères. Quand on n’a jamais cueilli de mûres sauvages, cela ne nous manque pas. Il n’y a pas d’alerte dans notre tête quand vient le mois de septembre. On ignore même que c’est un fruit facile à récolter, que cela est gratuit, et que c’est délicieux de se barbouiller la bouche avec une pleine poignée de fruits bien noirs. La vie n’est pas moins triste mais elle s’en trouve appauvrie du fait de ce défaut d’expérience. Un autre phénomène découle de celui-ci. Les scientifiques le nomment amnésie environnementale générationnelle. Cela désigne le fait que chaque génération s’habitue à l’état du monde tel qu’il est. Si la nature est absente du quotidien, on en souffre pas. Cela devient le nouveau cadre de référence et les dégradations de nos conditions de vies deviennent normales. On oublie que la presqu’île de Grenoble s’appelle presqu’île à cause des marécages, on ignore que peut-être qu’avant que le fort militaire s’installe au Mûrier, des myriades d’individus venaient glaner des mûres avec leurs paniers. Il est difficile de se représenter ce qu’on n’a pas vécu: les nuées de criquets à chaque pas, les mésanges faisant leurs nids sous les toits, le chant du coq comme réveil-matin, le crottin de cheval sur les routes en terre, le lait non pasteurisé, les soirées aux chandelles, le froid qui mord les mollets. Les histoires que nous racontent nos aïeux restent des histoires pour rêvasser au coin du feu (ou du grille-pain) pourtant elles ont existé, ce n’est même pas si lointain. Est-ce que nos petit-enfants prendront nos récits pour des légendes quand nous leur raconterons notre quotidien? Est-ce qu’ils prendront les livres d’images pour des contes fantastiques? L’éléphant pour un dinosaure et le rouge gorge pour un lutin? Comment leur raconter la forêt si tout est coupé pour le papier, si les seuls arbres qui restent sont plantés en ligne comme de bons petits soldats, puis découpés, déchiquetés, réduits en copeaux, en granulés? Si la seule expérience de nature proposée se fait derrière un casque de “réalité virtuelle”? Combien de temps notre organisme peut-il se faire duper? Combien de temps pour déconstruire des habitudes? Combien de temps pour en acquérir de nouvelles?

    Faut-il craindre et attendre l’avènement d’un crédit vert? Tu as marché 5km cette semaine, tu as le droit à un panier repas. Tu n’as pas pris ta voiture cette semaine, tu pourras sortir de chez toi. Tu as sauvé un oiseau tombé du nid, gagne trois sonneries de téléphone gratuites!

    On oublie que les jardins familiaux s’appelèrent jardins ouvriers, et qu’ils furent crées par une femme, Félicie Ervieux, qui donnait six francs aux familles qui en économisait trois, pour qu’elles puissent acheter un bout de terrain et cultiver de quoi subsister décemment. Aujourd’hui, combien de familles pourrait-on nourrir grâce à ces jardins? Et s’il en fallait plus? Et s’il en fallait plein?

    À Berlin des bouts de terrain vague ont été réinvestis par les citoyens. Sans contrôle ni autorisation. Ont-ils dégradé le lieu? Ont-ils foutu le feu aux cagettes de tomates? Non, ils se sont réapproprié l’espace, ils l’ont rendu vivant, ils ont testé, expérimenté, appris des autres et sur le tas.

    Nous avons besoin de modèles qui nous enthousiasment, nous avons besoin d’être soutenus dans nos prises de risque. Parce qu’un autre mécanisme est à l’œuvre dans nos cerveaux: le nombre ralentit la réactivité. On se regarde pour savoir qui agira en premier. On agit uniquement lorsqu’on se sent confirmé dans nos choix par l’action des autres. Comment se réinventer si les exemples donnés encouragent la technologie plutôt que le partage?

    Les mûriers et les orties sont des plantes qu’on néglige. Parce qu’elles piquent et poussent en abondance on se croit obligés de les circonscrire ou de les arracher.

    Victor Hugo encore, lorsqu’il relate le vol d’une miche de pain qui vaudra à Jean Valjean son premier séjour en prison, dit ceci: “Les villes font des hommes féroces, parce qu’elles font des hommes corrompus. La montagne, la mer, la forêt, font des hommes sauvages. Elles développent le côté farouche, mais souvent sans détruire le côté humain.”

    Soyons les épines qui poussent dans la main et laissent intranquilles l’esprit de celles et ceux qui nous voudraient trop sages.

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