2022
Sep 
2

À la gloire des vivants

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  • — fabuleta @ 12:52  

    Extérieur jour Parvis de l’université Aix Marseille un 3 janvier Caméra gros plan sur le visage de

    Nuria, la vingtaine bohème, majorquine en Erasmus pour un an. Longue nuit de fête, corps et cerveau embrumés. Une impression de flotter au-dessus de la mêlée. Une sensation de perméabilité accrue aux lumières et aux gens, aux histoires, à l’invisible qui sous-tend chaque centimètre carré. Nuria est plantée devant l’amphithéâtre Yvan Massiani. Yeux fermés. En elle, tout parle, et ce matin elle n’a pas d’autre choix que d’écouter. Elle se laisse faire. Comme un animal dont les muscles tremblent quand il rêve, ses paupières présentent de rapides spasmes, témoins d’une activité cérébrale intense, d’un état d’éveil particulier. Les ondes alpha font leur cinéma dans sa zone visuelle. Elle est spectatrice d’une autre vérité. Expérience immersive sans point de repère ni coordonnées. Ça flux, ça coule, ça lave, ça révèle, ça nettoie, ça passe. Elle accepte de suivre l’instant tanné des images d’hier. Elle reste plantée là, elle ne fait rien. N’espère pas. Tout vient à elle. Son œil est une caméra qui traverse les objets et les gens, l’espace, le temps. L’insondable, en cet instant, devient palpable. Les couches de réalités se succèdent au rythme de ses battements de paupières. Ouverts: rétines, nez, langue, peau, poumons, captent les indices du présent. Fermés: des images lui coulent du pis de l’univers jusque dans la fontanelle. Il y a en elle les échos d’un espace-temps autre, ajeno, comme on dit dans sa langue.


    Ça défiltre dessous ses

    yeux ouverts.
    Béton. Poteaux. Platane.

    Fermés
    Flash

    L’arbre est vivant en-dessous du ciment. La sève circule lentement. Ses racines contournent les obstacles et s’engagent dans les brèches. L’imperceptible bataille du béton et du bois donne l’impression d’un temps pétrifié par rapport à l’apparente immédiateté de l’électricité qui traverse les faisceaux du poteau. Lumières, alimentation d’ordinateurs, réfrigérateurs, distributeur de boissons, portes automatiques, terminal de cartes bancaires, volets électriques, ascenseurs, climatisation.

    Milliers de câbles et de signaux entortillés.

    Matériaux extirpés du ventre de la terre. La terre vivante avant.

    Morts néanmoins maintenant. Matériaux morts désormais.

    La vitesse maintient l’illusion du contraire.

    Cut
    Ouverts

    Entre l’arbre et les poteaux, des humain.es s’assoient. Rires. Grands éclats de voix. Vivant.es. Certain.es fument une cigarette. Les plus ponctuel.les s’empressent lentement de se diriger vers la salle d’examen, smartphone et bouteille plastique à la main. J’ai révisé jusqu’à une heure du mat’, j’suis crevée. Toi ça va? Elle est trop belle ton écharpe, c’est un cadeau de Noël?Ah mais attends j’t’ai pas dit? J’ai eu une bagnole à Noël, j’te jure j’étais choquée!
    Fermés

    Flash

    Amélie a passé Noël en tête à tête avec sa grand mère à la Ciotat. J’ai vendu la maison, elle est trop grande pour moi c’est ridicule, je t’ai payé une voiture à la place, comme ça tu pourras voyager. Les clés de la voiture sont dans un petit paquet sous le sapin. La voiture attend au garage.

    Effusions de tendresse polie. La cheminée fume. Les coquilles St Jacques sont prêtes. Je me boirai bien une petite vodka de l’Oural moi, pas toi? Tu prendras pas la route tout de suite par contre…

    Tchin tchin. À ta nouvelle vie! À la tienne.

    Cut
    Ouverts

    Le soleil projette l’ombre de la cheminée sur le mur du bâtiment D. On dirait que le mur est un écran qui fume. Feu vivant sur écran mur mort.

    Yeux fermés
    Flash  

    Derrière la fenêtre du troisième, à l’intérieur du bâtiment D, les étudiant.es notent leur nom à l’endroit indiqué sur les feuilles imprimées. Stress. Palpitations stomacales. Cœurs qui battent la chamade. Nuria, elle, n’a pas bougé. N’est pas allée se faire cuire les entrailles pour un bout de papier. Préfère prendre le risque de réussir autre chose qu’un examen d’entrée.

    Vivant. Vivante. Vivant.es.

    Cut
    yeux ouverts

    À droite du mur qui fume, c’est le bâtiment de chimie. Tuiles. Grandes colonnes. Amphithéâtre Yvan Massiani, Vice Président des Sciences. Mort.

    Fermés
    Flash

    Remise de médailles. Inauguration du buste. Champagne. Tapes dans le dos. L’épouse discrète boit son courtois ennui.

    Cut
    Ouverts

    Plaque commémorative. 1914-1918. Grande litanie de noms morts pour la patrie. Étudiants, personnels etc. Grandes brassées de Paul Louis Jacques Pierre René Henri Adolphe André Jean Georges Maurice Gustave.

    Morts.

    Morts classés par ordre alphabétique de noms de famille. De Abeille Jean à Jean Vérine. Morts.

    Tout à fait en dessous des autres, un énième nom, mort plus tard peut-être. Mort après que les pierres aient été gravées. Mort en tout cas.
    Serge Forest.

    Fermés
    Flash

    Serge Forest en culottes courtes sur les chemins boueux. Shoote dans un caillou, fabrique des lance pierres qu’il jette sur les oiseaux. Morts. Serge n’aime pas l’école. Ne veut plus recevoir de coups de règle sur les doigts. Veut parcourir la France à pied même si ça n’existe pas comme métier.

    Flash

    Serge a vingt quatre ans. Il a échappé aux injures et aux coups. Il a soigné les descendants des oiseaux blessés par les pierres qu’il jetait. Vivants. Il est à la faculté des sciences. Il va devenir ornithologue et parcourir la France. Il est amoureux de Lucie. Ils vont se marier et fonder une famille.

    Flash

    Serge est mobilisé. Il sait qu’il a peu de chances de sortir vivant de ce bourbier. Il pressent que l’absurde va l’engloutir. Il ne s’en détourne pas. Il ne sait pas pour qui ni pour quoi il se bat mais il n’a pas le courage de déserter, de passer pour un pleutre, de décevoir père, mère, aimée. Quand Lucie passe dans sa pensée, il se reprend parfois à rêver de futurs, à s’encombrer de peut-être. Il ne sait pas si cela l’encourage à survivre, ou l’enfonce plus loin dans cette abnégation que toute la nation semble avoir adopté comme règle première. La guerre n’était pas une option jusqu’à l’année dernière. Un jour il respire et se dit que l’air commence à se charger d’automne.

    De son trou il voit un héron cendré, immobile au milieu du charnier. Adossé à la boue, il l’observe, halluciné. Par stupeur plus que par précaution, l’homme demeure aussi immobile que l’oiseau. Il oublie ce qui l’entoure et déplie comme il le peut ses os humides. Ardea cinerea Ardea cinerea Ardea cinerea. Ça lui revient. Le latin des espèces est bien plus beau que celui de la messe. Ardea cinerea. II appelle la bête. Aufugere. Il lui susurre de s’enfuir. Quand une main le tire brusquement en arrière, il fait un dernier grand geste pour tenter d’éloigner le volatile de ce théâtre de cendres. Une grenade lui crépite l’épaule. Le héron est sauvé.

    sicut avis ad alia transvolans sic maledictum frustra prolatum in quempiam supervenie.

    Le soldat n’est pas un héros. Il a déclenché un échange de tirs meurtriers contre son escouade.S’il s’en sort, je l’enterrerai moi même, se jure le caporal chef Abeille. Les promesses ne coûtent pas grand chose dans les tranchées.

    Les premiers jours, on estime les chances de survie de Serge Forest à cinquante pour cent. Les soignants calculent et discutent du nombre de blessés en attente de lit. On en vient à espérer que les plus mal en point meurent vite. Trois jours plus tard, une gangrène gazeuse signe la mort du jeune Serge Forest, vingt quatre ans, à Dormans, dans la Marne, très loin de sa Marseille natale.

    Cut 
    Yeux ouverts - Voces
    El nombre de Jean Abeille es el primer de la lista. No es su culpa, es el orden alfabetico. Vale, pero Forest es antes de Verine. No puede ser cronologico, al menos que enviaran gente de toda Francia en orden alphab... no, no puede ser.  
    recherche: bataille de dormans

    1918. No puede ser el ultimo de todos. Hay una historia detras de este espacio. Avant de refermer les yeux, Nuria se demande si le pouvoir reste une fois qu’il a été démasqué. Ou s’il faudra désormais toute la vie durant, apprivoiser son don et en chasser l’ivresse. Elle se risque à le perdre en lui octroyant sa confiance. Elle risque le découragement, la perte de vitesse, les dégringolades et même la désillusion. Mais Nuria est espagnole. En castillan, ilusion a plus d’accointance avec la fête qu’avec le dépit. Il s’agit moins d’une tromperie gâcheuse que d’une projection joyeuse. En espagnol, on ne s’illusionne pas comme en français. On se donne la permission de rêver, de garder le goût de la magie sur le bout de la langue tandis que le français rabroue le plaisir quand il guette quelque part.  Nuria a mis des mois à apprendre l’expression “ça me fait plaisir”. À la place elle dit encore parfois “ça me fait illusion”.
    Que ce qu’elle nomme pouvoir soit l’effet temporaire de la fête ou d’une soudaine extra lucidité, elle compte bien profiter de son nouveau jouet aujourd’hui. Et à cet instant, la seule chose qui l’intéresse c’est cette histoire de nom
    s écrits dans le désordre. Abeille. Jean Abeille.

    Yeux fermés Flash

    Jean Abeille. Caporal chef dans la Marne, médailles et cérémonies officielles. Il est membre d’honneur de l’UNC, l’Union Nationale des Combattants. Il se pare même d’une nouvelle médaille en 1920 pour son implication dans l’association. Les poignées de main, les honneurs, les passe droit, les bonne places. Pour lui et sa famille. Les droits de regard. Les messes basses. Les coups de crayons qui effacent proprement ceux dont il estime négligeable le souvenir. Il se rappelle bien lui, il n’a pas perdu la mémoire, il l’entretient même. Tous les pov’ gars qui sont morts par sa faute au Forest, ils m’remercient de pas graver son nom sous la stèle de ceux qui se sont battus comme des bêtes. Rien qu’des emmerdes qu’il nous apportait. Il décourageait les gars avec ses poèmes à la con. Tous les soirs il en récitait un. Les gars l’aimaient bien, ils le protégeaient. Il aurait pas survécu jusqu’en dix huit autrement. Ça faisait pas un pli. Jamais il aurait tenu jusque là sans les autres. Et puis y’a eu ce foutu oiseau, il s’est levé pour lui faire des grands signes. Imbécile! Les Boches nous ont canardé, j’ai perdu quatre vingt neuf hommes ce jour là. Pour une mouette. Quatre vingt neuf hommes pour une putain de mouette.
    Cut
    Yeux ouverts
    Sur le monde qui se déploie, juste là, dans toute sa démesure. Yeux ouverts sur la vie qui va, au-delà des drames subis et des forfaits accomplis. Morts. Morts par milliers et elle qui est là pour rien. Yeux ouverts et humides. Tout est trop, ça pourrait être si bien.
    C’est décidé, l’université ne mangera pas son chemin. Nuria a mille caméras et tant d’histoires à raconter. Nuria militera pour la mémoire des oublié.es. Vivante. Vivant. Vivant.es.

     

     

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