Mar 
16

Saute Ruines

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  • Danse
  • — fabuleta @ 16:47  

    Nous dansions.

    En petit comité ou en plus grande version. Chez Keshko qui avait un salon sans meubles en ville, et Tilma une salle de cent mètres carré à la campagne. Chaque maison devenait un refuge. Nous étions des centaines à ne pas suivre à la lettre les recommandations données par le ministère d’externalisation.

    Nous dansions.

    Pour ne pas perdre la foi. Pour garder vifs nos muscles et nos espoirs. Pour nous sentir encore capables de nous réunir. Pour braver la peur et ne pas céder à l’immobilisme. Pour échapper aux mobilisations sauvages qui commençaient à être légion.

    Nous étions des centaines.

    Et l’espace d’un week-end, nous oubliions les mots qui drainaient notre joie au-dehors. Nous dansions en grand la vie vivante qui nous pulsait dedans. La fin de l’abondance? Tant pis. Tant pis nous danserions à la lumière des bougies. Loin de le redouter nous le souhaitions. S’il fallait faire cinq jours de carriole au lieu de cinq heures en camion, nous le ferions. Après l’hécatombe estivale , avant d’enterrer nos camarades à la Toussaint, nous prendrions une pleine brassée de tendresse. Sur nos torses et tout contre nos seins, au creux des paumes et sur nos fronts en sueur.

    Pour le moment, nous avions la jouissance d‘un château, nous mangions à notre faim, il y avait profusion de lumières et d’électricité pour entendre les musiciens et se voir dans la nuit. Nous faisions la fête...Ça semblait encore meilleur qu’avant. Merci Guerre. Merci Peur de la Mort. Merci Misère À Venir. Grâce à vous, le cinquième festival des Sauteruines serait inoubliable. Durant cinq jours, loin des ondes, en retrait du bruit quotidien, nous allions nous livrer corps et âme, à une morale de carnaval. N’en déplaise à ceux qui auraient voulu nous voir abattus, danser renforcerait notre abnégation au malheur. Nous danserions plus fort.

    C’était la fin du mois d’octobre. L’espace bétonné reliant les deux salles de danse avait été aménagé avec un grand barnum. Ce devait être le soir le plus long, le plus dense de tous. Une nuit entière de silence. Quatre vingt douze personnes. Bandonéon, violon, tambours et percussions, trombone, vielle à roue, contrebasse, claviers et voix. La voix et le corps de Svetlana Bold, petite prêtresse d’un infini qu’on distingue derrière les gestes et les mimiques. Grande fée de la scène…

    Elle avait ouvert le bal en nous haranguant de la sorte:

    Il y a de la force ici. Suffisamment de force pour voir venir le mauvais temps.

    Ils veulent nous retirer la joie, l’eau pure, la nourriture qui rend la santé.

    Ils nous interdisent de danser...

    Qu’à cela ne tienne

    Nous nous embrasserons

    En manque de dopamine, de rythmes, de soleil partagé

    En manque d’amis, d’amantes et de café

    En manque de bonnes nouvelles, de démocratie, de bonnes idées

    Sauvages et sans le sou

    Nous sommes les danseurs, les fous,

    Les saltimbanques de la piste

    Les majestueux, les très immenses, le….

    Zapeta Sauteruines Band

    Une fois l’an

    Danser les ruines, sauter par-dessus les murs

    La piste est un chaudron magique qui te permet de nager

    Si tu te sens perdu dans le nocturne océan qui se crée

    Regarde la voile diaphane au-dessus de ta tête

    Flottante, éperdument tendue entre la terre et la toile du ciel

    Elle respire

    Elle respire au même rythme que le diaphragme de la foule

    La foule qui se fait et se défait

    Petite bombe à retardement qui s’immobilise ou se laisse tomber

    D’un coup d’un seul

    Boum!

    De cent corps n’en faire qu’un

    Boum!

    Oser se poser nu, debout face à l’inconnu

    Les bras comme seule proue

    L’axe de l’autre comme un mât autour duquel naviguer

    Pas à pas

    Laisser dans les abysses l’ego perclus de doutes

    Qui danse quoi?

    Avec quelle étiquette t’arrives et vers quelle matière tu dérives?

    Le pied que tu poses c’est un tango ou une mazurka?

    Le porté que tu proposes c’est du contact ou c’est n’importe-quoi?

    Ça ne ressemble à rien de connu

    C’est une presque bourrée, un quasi cercle, une mazurkiche

    Une tambouille savoureuse, une soupe cosmique, un bouillon brouillon sans chorégraphie prédéfinie

    Et tant pis si parfois ça flotte et que ça n’est pas parfait

    Que les blancs sont trop blancs et les trad un peu crad

    Parfois c’est le bazar et on ne comprend plus rien

    Combien de temps tient-on dans une ronde endiablée?

    Combien de fois faut-il que nos pieds frappent le sol pour alimenter le feu

    D’une brûlure qui ne laisse d’autre cicatrice que le souvenir incandescent d’une nuit de liesse?

    Nous ne brûlons pas

    Nous suons

    Les gouttes de transpiration qui coulent le long des dos nuques cuisses

    C’est de l’eau sacrée

    Remplie du sel de nos danses

    Une prière pour exister

    Pour affirmer une fois encore, une heure de plus

    Nous vivons

    Nous vivons

    Nous sommes traversés

    À chaque seconde

    Par un feu plus profond

    Par une soif plus vive

    Par une joie plus pure

    L’innovation dont nous faisons preuve chaque soir

    Est plus inventive et mille fois plus puissante que toutes les technologies qu’on nous somme d’avaler

    Ce que nous ingurgitons à chaque goulée

    C’est de la came 100% organique

    Bouche ouverte, portes entrebâillées des émotions bâillonnées

    Paupières recouvrant délicatement le globe oculaire, yeux ouverts au dedans

    Regard membrane plus ample que le costume de peau que je porte

    Désaffecter le regard

    Désinfecter les plaies des mémoires salies par des siècles de domination

    En redonnant au corps sa juste place

    Véhicule terrestre capable de prouesses pas encore découvertes

    Réceptacle de désirs de toutes sortes

    Lieu du soin et du carnage

    Grand organisateur du chaos

    Usine à transformer le pourri en puissante harmonie

    Nous, nous ne feignons rien

    Nous accompagnons les élans qui viennent de toutes parts

    Nous repeuplons de nos pas puérils les forêts de sens abîmés

    Nous rallumons l’incendie en emmêlant les lianes de nos jambes

    Jusqu’à l’étincelle

    La friction des chaînes de mains mêlées ne nous contraint pas

    Nous nous ensorcelons nous-même

    Nous croyons aux histoires qui se racontent dans les corps

    L’espace d’une mélopée qui s’étire jusqu’au délire

    Ou dans l’étourdissant silence qui succède à l’extase

    Nous déployons les liens tissés dans d’obscures granges et dans des MJC

    Sur des parquets montés en une journée en plein cagnard

    Ou dans les salons carrelés des particuliers

    Ce château est notre domaine durant une semaine

    Nous y ferons résonner les rythmes d’anciennes ritournelles

    Pour les redorer du blason des airs actuels

    Nous dansons sur les ruines du vieux monde

    Nous dansons pour réveiller le magma en fusion des pierres arrachées aux montagnes majestueuses

    Nous dansons pour dépoussiérer la mémoire funeste des carrières

    Pour éteindre définitivement en nous l’aspiration des cendres capitalistes

    Nous ne capitulerons pas

    Nous ne céderons pas à la menace d’extinction de l’abondance

    Tant qu’il y aura de bonnes danses

    Nous travaillons ici à abolir les rangs de toutes sortes

    Par l’organisation spontanée de nos bras bustes pieds

    Nous travaillons en secret à l’avènement d’un métissage

    Qui à première vue pourrait paraître absurde

    Tant nous nous ressemblons

    La tango argentin n’est-il pas la plus belle preuve de mixité?

    Sorti des bas-fonds d’un port abîmé par la conquête

    Descendants d’espagnols, d’esclaves africains,

    De galériens européens venus tenter leur chance ailleurs

    Repère de malfrats, de putes et de bandits

    Flamenco et tambour, argot italien et verlan de la langue dite de Molière,

    Accordéons wagnériens

    Attaques au couteau des faubourgs mal famés,

    Mouvement de hanches chaloupés des prostibules

    Tout un vocabulaire des bas quartiers aujourd’hui symbole d’une nation

    Aujourd’hui loué pour sa grâce et sa sensualité

    Au-delà de ce que l’œil voit au premier abord

    Ce que l’on aime ici c’est ce que la danse nous apporte de lien probable à l’autre

    Cette troisième voie

    Ce trouble indescriptible que les pédagogues modernes s’évertuent à formuler

    Pour mieux nous faire toucher l’indicible connexion

    Le shoot ultime

    Trois minutes de transe

    Une danse

    Le foehn s’est levé. Le plastique du barnum protège les humains du vent. Mais qui protège les humains de la tempête qui vient? Voir la moitié de l’assemblée retenir les mâts de tomber, les ampoules de se briser, la pluie de s’immiscer, c’est un spectacle qui n’aurait pas existé si tout avait été parfait.

    Ça virevolte. Certaines créent des spirales et d’autres des lignes qui semblent s’étirer jusqu’au ciel.

    Dans les corps il y a des histoires que l’on devine dans un geste discret, au détour d’une pirouette.

    Danser est une manière très particulière de se sentir vivant. Sans réfléchir à autre chose qu’à nos pas, nous battions le parquet de nos pieds nus. Nous tournoyions. En tournant, le temps semble infini. Danser pourrait durer jusqu’à la fin. Nous nous répétions: “Pas morts. Nous ne sommes pas encore morts. “

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