Saute Ruines
Nous dansions.
En petit comité ou en plus grande version. Chez Keshko qui avait un salon sans meubles en ville, et Tilma une salle de cent mètres carré à la campagne. Chaque maison devenait un refuge. Nous étions des centaines à ne pas suivre à la lettre les recommandations données par le ministère d’externalisation.
Nous dansions.
Pour ne pas perdre la foi. Pour garder vifs nos muscles et nos espoirs. Pour nous sentir encore capables de nous réunir. Pour braver la peur et ne pas céder à l’immobilisme. Pour échapper aux mobilisations sauvages qui commençaient à être légion.
Nous étions des centaines.
Et l’espace d’un week-end, nous oubliions les mots qui drainaient notre joie au-dehors. Nous dansions en grand la vie vivante qui nous pulsait dedans. La fin de l’abondance? Tant pis. Tant pis nous danserions à la lumière des bougies. Loin de le redouter nous le souhaitions. S’il fallait faire cinq jours de carriole au lieu de cinq heures en camion, nous le ferions. Après l’hécatombe estivale , avant d’enterrer nos camarades à la Toussaint, nous prendrions une pleine brassée de tendresse. Sur nos torses et tout contre nos seins, au creux des paumes et sur nos fronts en sueur.
Pour le moment, nous avions la jouissance d‘un château, nous mangions à notre faim, il y avait profusion de lumières et d’électricité pour entendre les musiciens et se voir dans la nuit. Nous faisions la fête...Ça semblait encore meilleur qu’avant. Merci Guerre. Merci Peur de la Mort. Merci Misère À Venir. Grâce à vous, le cinquième festival des Sauteruines serait inoubliable. Durant cinq jours, loin des ondes, en retrait du bruit quotidien, nous allions nous livrer corps et âme, à une morale de carnaval. N’en déplaise à ceux qui auraient voulu nous voir abattus, danser renforcerait notre abnégation au malheur. Nous danserions plus fort.
C’était la fin du mois d’octobre. L’espace bétonné reliant les deux salles de danse avait été aménagé avec un grand barnum. Ce devait être le soir le plus long, le plus dense de tous. Une nuit entière de silence. Quatre vingt douze personnes. Bandonéon, violon, tambours et percussions, trombone, vielle à roue, contrebasse, claviers et voix. La voix et le corps de Svetlana Bold, petite prêtresse d’un infini qu’on distingue derrière les gestes et les mimiques. Grande fée de la scène…
Elle avait ouvert le bal en nous haranguant de la sorte:
Il y a de la force ici. Suffisamment de force pour voir venir le mauvais temps.
Ils veulent nous retirer la joie, l’eau pure, la nourriture qui rend la santé.
Ils nous interdisent de danser...
Qu’à cela ne tienne
Nous nous embrasserons
En manque de dopamine, de rythmes, de soleil partagé
En manque d’amis, d’amantes et de café
En manque de bonnes nouvelles, de démocratie, de bonnes idées
Sauvages et sans le sou
Nous sommes les danseurs, les fous,
Les saltimbanques de la piste
Les majestueux, les très immenses, le….
Zapeta Sauteruines Band
Une fois l’an
Danser les ruines, sauter par-dessus les murs
La piste est un chaudron magique qui te permet de nager
Si tu te sens perdu dans le nocturne océan qui se crée
Regarde la voile diaphane au-dessus de ta tête
Flottante, éperdument tendue entre la terre et la toile du ciel
Elle respire
Elle respire au même rythme que le diaphragme de la foule
La foule qui se fait et se défait
Petite bombe à retardement qui s’immobilise ou se laisse tomber
D’un coup d’un seul
Boum!
De cent corps n’en faire qu’un
Boum!
Oser se poser nu, debout face à l’inconnu
Les bras comme seule proue
L’axe de l’autre comme un mât autour duquel naviguer
Pas à pas
Laisser dans les abysses l’ego perclus de doutes
Qui danse quoi?
Avec quelle étiquette t’arrives et vers quelle matière tu dérives?
Le pied que tu poses c’est un tango ou une mazurka?
Le porté que tu proposes c’est du contact ou c’est n’importe-quoi?
Ça ne ressemble à rien de connu
C’est une presque bourrée, un quasi cercle, une mazurkiche
Une tambouille savoureuse, une soupe cosmique, un bouillon brouillon sans chorégraphie prédéfinie
Et tant pis si parfois ça flotte et que ça n’est pas parfait
Que les blancs sont trop blancs et les trad un peu crad
Parfois c’est le bazar et on ne comprend plus rien
Combien de temps tient-on dans une ronde endiablée?
Combien de fois faut-il que nos pieds frappent le sol pour alimenter le feu
D’une brûlure qui ne laisse d’autre cicatrice que le souvenir incandescent d’une nuit de liesse?
Nous ne brûlons pas
Nous suons
Les gouttes de transpiration qui coulent le long des dos nuques cuisses
C’est de l’eau sacrée
Remplie du sel de nos danses
Une prière pour exister
Pour affirmer une fois encore, une heure de plus
Nous vivons
Nous vivons
Nous sommes traversés
À chaque seconde
Par un feu plus profond
Par une soif plus vive
Par une joie plus pure
L’innovation dont nous faisons preuve chaque soir
Est plus inventive et mille fois plus puissante que toutes les technologies qu’on nous somme d’avaler
Ce que nous ingurgitons à chaque goulée
C’est de la came 100% organique
Bouche ouverte, portes entrebâillées des émotions bâillonnées
Paupières recouvrant délicatement le globe oculaire, yeux ouverts au dedans
Regard membrane plus ample que le costume de peau que je porte
Désaffecter le regard
Désinfecter les plaies des mémoires salies par des siècles de domination
En redonnant au corps sa juste place
Véhicule terrestre capable de prouesses pas encore découvertes
Réceptacle de désirs de toutes sortes
Lieu du soin et du carnage
Grand organisateur du chaos
Usine à transformer le pourri en puissante harmonie
Nous, nous ne feignons rien
Nous accompagnons les élans qui viennent de toutes parts
Nous repeuplons de nos pas puérils les forêts de sens abîmés
Nous rallumons l’incendie en emmêlant les lianes de nos jambes
Jusqu’à l’étincelle
La friction des chaînes de mains mêlées ne nous contraint pas
Nous nous ensorcelons nous-même
Nous croyons aux histoires qui se racontent dans les corps
L’espace d’une mélopée qui s’étire jusqu’au délire
Ou dans l’étourdissant silence qui succède à l’extase
Nous déployons les liens tissés dans d’obscures granges et dans des MJC
Sur des parquets montés en une journée en plein cagnard
Ou dans les salons carrelés des particuliers
Ce château est notre domaine durant une semaine
Nous y ferons résonner les rythmes d’anciennes ritournelles
Pour les redorer du blason des airs actuels
Nous dansons sur les ruines du vieux monde
Nous dansons pour réveiller le magma en fusion des pierres arrachées aux montagnes majestueuses
Nous dansons pour dépoussiérer la mémoire funeste des carrières
Pour éteindre définitivement en nous l’aspiration des cendres capitalistes
Nous ne capitulerons pas
Nous ne céderons pas à la menace d’extinction de l’abondance
Tant qu’il y aura de bonnes danses
Nous travaillons ici à abolir les rangs de toutes sortes
Par l’organisation spontanée de nos bras bustes pieds
Nous travaillons en secret à l’avènement d’un métissage
Qui à première vue pourrait paraître absurde
Tant nous nous ressemblons
La tango argentin n’est-il pas la plus belle preuve de mixité?
Sorti des bas-fonds d’un port abîmé par la conquête
Descendants d’espagnols, d’esclaves africains,
De galériens européens venus tenter leur chance ailleurs
Repère de malfrats, de putes et de bandits
Flamenco et tambour, argot italien et verlan de la langue dite de Molière,
Accordéons wagnériens
Attaques au couteau des faubourgs mal famés,
Mouvement de hanches chaloupés des prostibules
Tout un vocabulaire des bas quartiers aujourd’hui symbole d’une nation
Aujourd’hui loué pour sa grâce et sa sensualité
Au-delà de ce que l’œil voit au premier abord
Ce que l’on aime ici c’est ce que la danse nous apporte de lien probable à l’autre
Cette troisième voie
Ce trouble indescriptible que les pédagogues modernes s’évertuent à formuler
Pour mieux nous faire toucher l’indicible connexion
Le shoot ultime
Trois minutes de transe
Une danse
Le foehn s’est levé. Le plastique du barnum protège les humains du vent. Mais qui protège les humains de la tempête qui vient? Voir la moitié de l’assemblée retenir les mâts de tomber, les ampoules de se briser, la pluie de s’immiscer, c’est un spectacle qui n’aurait pas existé si tout avait été parfait.
Ça virevolte. Certaines créent des spirales et d’autres des lignes qui semblent s’étirer jusqu’au ciel.
Dans les corps il y a des histoires que l’on devine dans un geste discret, au détour d’une pirouette.
Danser est une manière très particulière de se sentir vivant. Sans réfléchir à autre chose qu’à nos pas, nous battions le parquet de nos pieds nus. Nous tournoyions. En tournant, le temps semble infini. Danser pourrait durer jusqu’à la fin. Nous nous répétions: “Pas morts. Nous ne sommes pas encore morts. “
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