2022
Jun 
16

Le dernier verre de calva

Filed under: Journal Débordé — fabuleta @ 21:05  

J’ignore si c’est de l’ironie ou une tentative de communication subtile

Les deux je crois

Les deux sans doute

Hier j’ai marché jusqu’au cimetière

Dans le but de ramasser les fleurs encore potables dans la poubelle

J’ai d’abord eu du mal à ouvrir la grille

Et puis j’ai erré entre les tombes

J’ai lu les noms, en ai reconnu plusieurs

Ici les familles sont de véritables dynasties

Terrasse, Chatoney, Viallat, Serre…

Les caveaux contiennent parfois une dizaine de personnes

Les croix les plus anciennes sont entassées dans un coin

La plupart des fleurs sont en plastiques

Sèches dans le meilleur des cas

Seules les plus récentes ont encore un semblant de couleurs

Il y a plusieurs tombes sauvages

Un pin, de la lavande de deux sortes, des fleurs sauvages, des plantes grasses

J’ai refermé la grille

Je n’ai pas osé prendre les bulbes qui séchaient ni même les pétales en PVC égarées

J’ai trouvé la poubelle et le robinet en sortant et me suis dit que je reviendrai avec un sac à dos

Pour moins attirer l’attention sur moi qui ne serai jamais d’ici

J’arroserai les plantes à sauver en échange

Je suis rentrée par le chemin des broussailles

Le raccourci semblait avoir été nettoyé

J’étais bloqué dans le terrain des Terrasse

J’ai craint d’être repérée et menacée avec un fusil

Sur les tombes, beaucoup de plaques disaient: à mon ami

Avec un dessin d’homme armé d’un fusil

Je sais que la chasse rapproche ici

Mais j’ai eu peur d’être prise pour une traître à la patrie

Avec mes idées de voleuses

Et ma dégaine de bohémienne

Robe au vent et pieds nus

Les épines de châtaignes dans les tongs, voilà les ennemies!

 

Si je couple cette visite dans la chambre des morts avec la nouvelle d’aujourd’hui

Je peux décemment penser que la pensée que j’ai eu en observant la bouteille de calva ce midi

N’était ni un hasard ni une bévue de l’esprit

C’était ton clin dieu

Ce midi en prenant une assiette, mon œil à moi est tombé sur ta bouteille et je me suis dit

c’est la dernière, après il n’y en aura plus

Alors j’en bois ce soir tu vois

Pour que le goût de pomme et d’alcool me relie à toi

Ça marche un peu

Mais moins que l’écho de ton rire

Un petit rire aigu, un rire de souris malicieuse

Un rire qui n’allait pas avec ta carrure

150 kg et combien d’années d’excès?

Tu t’en foutais il parait

Tu ne regrettais pas

Tu as fêté la vie dans tes tuyaux

Tu m’appelais Tito

Quand j’ai été assez grande pour demander qui c’était

Tu m’as dit un salop

Je crois qu’après tu as ajouté une consonne dentale à la fin

Je n’étais plus une enfant

Ce n’est que récemment, revisitant la construction de l’imaginaire politique de ma famille

Que j’ai compris que c’était un peu plus compliqué que ça

Je comprenais pas toujours ce que tu disais

Tu parlais vite

Avec ce fond de cauchois dans la bouche qui m’empêchait de tout suivre

À un moment, ton dentier a commencé à se faire la malle

Tu t’en foutais aussi, apparemment

Je me souviens d’une photo où tu fais semblant de me jeter dans un container à ordures

J’imagine que tu avais trente ans, et envie de passer une journée sans chiards chialeurs

Vous aviez dû bien rigoler

Je me suis parfois demandé si quelque-part dans mes cellules restaient des traces de cette journée

La mémoire est si vaste

Pourtant tu vois, j’arrive presque au dernier souvenir qu’il me reste de toi

Je devais avoir vingt ans, peut-être vingt-trois

Je sais plus pourquoi j’étais montée dans le camion avec toi

Peut-être que c’était l’enterrement de ton père

Ou alors on débarrassait des gravas

Toujours est-il que je t’avais charrié

Et je t’avais demandé du tabac

Tu fumes toujours des gauloises?

Oh non j’ai arrêté, pouah…Et encore c’était plus fort avant

Ah bon

Maintenant ils mettent des saloperies. Tu fumes toi?

Je t’avais aussi dit que je voudrais bien t’acheter du calva

Il a le vrai goût de pommes le calva que tu brasses avec tes copains

Quand je t’ai vu pour l’enterrement de ta mère

Tu m’as dit que c’était la dernière tournée

C’est fini ça

Le pressoir marche encore

C’est con, je t’ai jamais demandé la recette

J’aurais pu essayé

Il y a un pressoir dans le village où j’habite

C’est loin de la Normandie mais on sait jamais

Tonton

J’ai allumé une bougie et mon verre est presque fini

Sur la bouteille de Perrier en plastique il y a écrit

Le dernier calva du tonton

À la tienne

Daniel

2022
Jun 
2

Dans l’arène

Filed under: Journal Débordé — fabuleta @ 12:59  

Quand il pleut à Marseille, mieux vaut être à l’abri. La ville ferme ses portes derrière un rideau gris. Autowash général sur le bitume et les arbres, sur le mobilier que l’on appelle urbain.

Michel a trouvé refuge dans le parc de la rue Lozias, parce que justement, là-bas, le mobilier urbain est plat. C’est plus facile pour dormir.

Ça doit être le destin, la chance, ou Dieu si ça se trouve (pourquoi pas), qui l’a mené jusque là, une flasque de whisky dans chaque poche (quatre, si on compte celles du jean). C’est un coup de chance, ça oui, parce que Dieu sait pourquoi (encore lui) il y a une bâche au-dessus de la table et des bancs. Ça fait trois heures qu’il se biture gentiment la gueule, au sec, et ce qu’il s’est enfilé, c’est rien comparé aux litres de flotte qui tombent du ciel. Des torrents, un déluge. Et la bâche bleue qui protège l’espace pique nique du parc se creuse peu à peu. Une grande flaque, une mini piscine qui menace d’exploser au-dessus de sa tête. Mais Michel s’en fout. Il chante à tue-tête les tubes qui passent sur sa petite radio à piles. Ça lui rappelle sa jeunesse.

Il est 21h32. Antonin aimerait bien se mater tranquillement le dernier épisode des Peaky Blinders. La pluie, c’est un bon décor pour les gangsters d’Irlande. Mais y’a un gars qui braille, dehors, et impossible de l’ignorer. Céline Dion, Patricia Kaas, la compagnie créole, tout y passe. Le gars est branché sur Nostalgie et il s’en donne à cœur joie.

La musique des années quatre vingt, immanquablement, ça lui rappelle les fêtes de famille à Antonin. La mamie qui se décide à faire quelques pas de valse pour se dérouiller, l’oncle raciste et libidineux qui se lance dans des tirades scabreuses sur les députées femmes qui font bien mieux le méange que les hommes. Ça ne lui manque pas.

Par ennui plus que par curiosité, Antonin sort sur son balcon pour observer l’énergumène à la voix Jack Daniels. Quelques notes de guitares familières s’élèvent, et traversent les trombes d’eau. La Corrida résonne au milieu du parc. Michel chante Cabrel et se lance dans un combat de toréador foireux avec le vélo à roulettes qui traîne là. Est-ce que ce monde est sérieux? Il a ramassé une branche et s’apprête à lui faire sauter la sonnette. Je vais pas trembler devant ce pantin, ce minus! C’est quand même pas une bicyclette de gosse qui va avoir le dessus sur lui, non! Est-ce que ce monde est sérieux?

N’empêche, ça drache encore, et la bâche lâche.

Ça lui cloue le bec au gars. Pour un temps au moins.

Va savoir si c’est le destin, la chance ou Dieu, mais la radio diffuse, pile à ce moment-là, Dans le port d’Amsterdam.

Antonin repense aux fêtes de famille et à son grand-père qui montait sur la table pour crier son amour de Brel, de la bière et des femmes. Il se dit qu’il aimerait bien que quelqu’un s’occupe de lui s’il se noyait dans l’alcool, trempé jusqu’à la moelle.

Il attrape une serviette et rejoint l’arène. Ce soir, un gangster irlandais-andalou dormira dans son salon.

 

De l’air

Filed under: Journal Débordé — fabuleta @ 12:56  

Il y a l’air sur ma peau tu vois

L’air qui caresse mon dos

Qui fait se soulever les poils des bras

Qui fait bruisser les feuilles

Qui fait remuer les rideaux

Qui fait…

Kiffer l’air qu’il fait

Pourquoi ne dit-on pas:

“Quel air il est?”

Plutôt que de parler du temps qu’il fait ou de l’heure qu’il est

De ce qu’il faut autant que de ce que l’on défait

Ne dit-on pas

Le fond de l’air est frais?

D’ailleurs dans le fond d’air

Il y a la lettre R

Ça ne s’invente pas

Ça peut pas être fait autre chose qu’exprès

D’ailleurs dans le fond, ne devrait- on pas dire

LE air

C’est masculin!

On dit bien

UN air de famille

Un air de famille

Le vent est passé entre les chromosomes et t’a distribué

La moustache de papy

Le nez de la cousine Nadège

Et cet air si mauvais qu’avait ta grand-mère quand elle trottait au pas

C’est pas solide tout ça. Pas solide du tout.

C’est diffus ça court partout

Ça fait faire des vagues et des naufrages

Ça me décoiffe et m’emmêle les cheveux

Ça n’a pas d’âge et ça ne se voit pas

Ne dit-on pas

Un petit air de je ne sais quoi?

C’est bien la preuve que c’est indéfinissable comme truc ce machin-là

On a beau inventer des mots très beaux comme

Oxygène

Ou

Anaérobique

Ça reste de l’impalpable

On aura beau construire des moulins à trois pales de cent mètres de haut

Et dire:

“Nous recyclons même la force de l’air. Nous sommes les grands génies de l’atmosphère”

Reste

Qu’on aura rien compris à l’air

Que dalle

R

De l’air, du vent

Nos paroles qui s’affichent en grand sur les façades et les écrans

Wallou

Ketchi

Nada

Du vent, de l’air

On ferait bien mieux

De s’envoyer

Dedans

Cieux assis là

Filed under: Journal Débordé — fabuleta @ 12:54  

Cieux assis au-dessus de ma tête

Au-dessous de ma plante

Cielo sensato

Mes pieds s’impatientent de toucher

Celui qui se niche, él que canto

Dans la sensaçao lente

Dans le feu, el viento

Isla sin soledad, llena de todo

Sin nada, pajaro

Sombre lance a traves del tiempo

Te adoro y te odio

Tan sencillo, si simple, si lent

Ce si lent sigh

Je baille

Et pourtant, je t’attends

Comme la seconde messiaque avant le long sommeil

Cet espèce de champ où les voix vagabondent et se mêlent

Cenizas

Avant les songes

Une dernière et courte inspiration avant de plonger ajde jano

En un jaleo sin forma

Mer de sal y de plata

Sois celle ci

Cette seule seconde où tout vacille

Puisque je sais qu’ici

Il n’y a que ça

Il n’y a qu’auprès de toi que je peux goûter le calme

C’est pas si mal, le calme

On s’en fait toute une montagne

Et pourtant

C’est pas si mal

La calma

Manifeste à la truelle

Filed under: Journal Débordé — fabuleta @ 12:53  

Je ne sais pas avec quoi j’écris car ce avec quoi j’écris je ne sais pas le nommer

C’est bien pour ça que j’écris pour savoir avec quoi je le fais

Pour le moment je décolle je gratte le superflu les lambeaux de poèmes superposés année après année sur les murs et les cahiers si bien qu’aujourd’hui j’habite une maison vieille de plusieurs décennies

Chez moi la mode est passée par toutes les fantaisies

Du papier peint vieillot fleuri antique romantique

Aux graffitis peinturlurés d’une ado tragi-comique

Du sobre vert d’eau sur papier de verre de la jeunesse éternelle

Aux murs blancs en placo de l’âge transitionnel

Je retire aujourd’hui les couches surannées et ne garde que la pierre

Chaque heure passée à débroussailler arracher de chaque carnet la viande remobilisable du poème

Chaque occasion de prendre en main l’outil qui me sert à rendre proprets mes écrits

Chaque image projetée de mon futur bureau

Sont des jalons de ce “pour quoi” auquel je ne sais pas répondre aujourd’hui puisqu’il me semble que tout a déjà été écrit

J’étale la matière sur les murs pour assainir

Racler le trop plein

Rajeunir les parois

Aplanir les surfaces bombées

Réinventer l’à venir dans la future pièce à habiter

J’y ferai une place pour chaque époque traversée

Et mettrai en valeur chaque étape du chantier

Dans de petits cadres en bois flottés et

Peints à la main

Après tout

Ce sont tous ces petits bouts

Qui font que j’en suis là

En obras

(oeuvres en travaux)

Work in progress

(travail en cours)

Nous jubilons

Filed under: Journal Débordé — fabuleta @ 12:49  

Nous jus bile on

Nous ouïe main cœur bouche œil ventre sensation

Pensées éparpillées qui se réorganisent

Nous préparons le terrain des heures fertiles en récoltant dans

Creux oreilles paumes seins palais rétine estomac épiderme

Ce qui servira de matière pour la prochaine rencontre.

Rencontre de soi et de tous, de tous en soi, de soi en toustes

Coulées de noir sur blanc

Coulées de lave larmes libérées dans tympan

Sous ongles

Dans tam-tam palpitant derrière dents

Sous cornée

Bol alimentaire des mots qui descend et glisse sous la peau

Nous nous immergeons dans le jus bien frais des fruits mûris sous le soleil d’autres contrées,

Bibliothèques palmeraies

Chacun son goût, chacune sa voix

Textes aux accents d’agrumes tragiques, pamplemousse mordant, papaye pépineuse, fruit de la passion érotique, pomme brûlot, abricot-conte sucré, cerise boucle d’oreille parfumée

Nous sommes le blender et le panier d’osier

Nous marions les saveurs, nous maillons les tiges séchées, pour révéler l’ardeur, faire émerger à la surface du

Conduit auditif des

Empreintes digitales,

ventricules de la langue glandes salivaires et sébum des sentiments.

Nous pressons le jus des mots

Sacamos el jugo des palabres produits, du plaisir de dire, de la quête infinie de ce qu’il y a en soi et ce qu’il y a en toustes.

Nous cultivons les quelques eurêka qui cherchent à se frayer un passage dans les brouillons salis par les surplus de cérumen verrues croûtes de lait caillé caries métastasées aveuglements pelliculaires.

Nous sommes un corps glorieux et dégoûtant, une masse de cellules indistinctes

Nous voulons notre part du festin avant la mort

Nous voulons y goûter

Nous volons quelques secondes à l’absolu

Et c’est déjà beaucoup même si ce n’est jamais assez.