2020
Dec 
11

Automne 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 15:06  

J’avais arrêté de fumer.

De part et d’autre du globe, et dans certaines villes de France, on reconfinait partiellement la population. Les bars, les salles de sport, certains équipements culturels, restaient fermés. À certains endroits, un couvre-feu était déclaré. Avant que Grenoble ne soit en alerte écarlate, il avait été ordonné que les bars ferment à 22h. Pourquoi 22h? Pourquoi pas avant? Pourquoi telle salle pouvait rester ouverte et telle autre non? Chaque structure tentait tant bien que mal de s’adapter à l’absurdité de toutes ces injonctions. Cela donnait l’impression d’une grande mascarade. Un carnaval pour les grands, mais sans musique, et sans rires.

Ils comprimaient notre joie, refusaient notre colère. Ils avaient tous les pouvoirs. Nous osions à peine nous plaindre. Les puissants continuaient leurs bavardages.

Les enchères pour l’installation de la 5G commençaient. À part les fabricants de gadgets connectés, personne n’avait demandé à remplir sa ville, sa maison, son corps, de puces électroniques. Des flottes de trottinettes électriques connectées avaient envahies en à peine trois mois les rues de la ville. On leur avait même peint des places en indigo pour les garer. Les ados adoraient. Moi je pestais comme une vieille aigrie chaque fois qu’ils traversaient à toute berzingue comme si la piste leur appartenait.
J’avais cassé mon téléphone pour la énième fois. Et avais acheté un des plus basique, à quinze euros, dans une boutique. Au bout de deux mois, je pouvais seulement écouter les messages vocaux. Entre temps, j’avais ré-éprouvé la lenteur de rédaction des messages. La technologie d’avant ne suivait pas ma pensée. Appuyer onze fois sur des boutons plutôt qu’une seule pour écrire: salut. Ça me semblait le bout du monde. J’amputais mes messages de toute la poésie et de la tendresse que j’aimais habituellement mettre dedans parce-que c’était si lent. Je cherchais des raccourcis pour dire en moins de mots ce qui était important. J’avais donc passé un mois sans téléphone, et à part pour organiser le déménagement d’un piano, c’était une très bonne chose dont je n’avais eu aucun mal à me défaire. Mais la France ne pouvait pas rester à la traîne et perdre un marché potentiellement si juteux. C’était la start-up nation contre les amish. Et le président Macron avait clairement choisi son camp depuis le début.

Il se sentait à l’abri. Il fallait ménager le bras armé de l’État, donner à la police un ministre fort con et confortablement installé dans son costume de mâle dominant. qui leur attribuerait des primes à tour de bras sans prendre véritablement en compte la pénibilité de leur travail. J’espérais vivement qu’un jour les flics nous rejoignent du côté du ras-le-bol général et du mécontentement, histoire de rétablir l’équilibre.

J’avais assisté, quasi impuissante, à un contrôle d’identité injustifié. Un jeune était assis à côté de moi, les pieds posés au sol dans l’allée centrale, pour parler à son ami, assis sur la banquette d’à côté. Trois gendarmes arrivent à notre hauteur. L’un des trois demande sèchement au jeune de s’asseoir correctement “on ne peut pas passer”. Dans la vraie vie des citoyens lambda, un simple pardon aurait suffit à lui faire changer de position. Le jeune s’exécute, mais on sent dans son corps la lassitude. Il range tout de même ses jambes dans le sens de la marche, mais ne s’assoit pas complètement. Il s’adosse. Grave erreur. “Assieds-toi correctement” “C’est bon vous pouvez passer là” Le jeune ne hausse pas le ton et d’ailleurs sa voix infléchit entre le début et la fin, il sent, qu’il a encore perdu un point.
“Tes papiers. Mets-toi là sors tes papiers”
Et le jeune s’exécute, ne proteste même pas. Peut-être faut-il que je précise que le jeune homme est noir. J’aurais aimé considérer cela comme un détail descriptif au même titre que des lunettes ou une paire de gants en cuir. Je n’ai pas dit “c’est parce-qu’il est noir? ” Je n’ai pas dit “c’est de l’abus de pouvoir” j’ai simplement dit “Vous allez contrôler son identité parce qu’il n’est pas assis correctement? Vous allez contrôler son identité parce-qu’il ne s’est pas assis comme vous le lui avez demandé?. ” Il devait y avoir du mépris, de la peur et du respect dans ma voix, parce-que le gendarme a tenté de s’expliquer et qu’en sortant il m’a dit “bonne journée madame”
J’ai de la chance. Avec mon visage d’étudiante en master de lettres modernes qui bosse le weekend à la boulangerie et les soirs de semaine en baby sitting pour payer ses études. J’ai de la chance et je ne l’utilise même pas. La culpabilité est un poison qui ronge si on ne fait rien pour l’arrêter. Si on ne fait rien. Si je ne fais pas, si je reste coi, je m’auto-boufferai le foie. Alors je vole une étincelle, je pique un charbon ardent pour le balancer au milieu de la foule et espérer en faire tousser quelques-uns. Prométhée du dimanche matin.

Le séparatisme…Le mot avait fait grand débat dans la presse sans lever le voile sur le vrai séparatisme d’État. Il y avait eu trois attentats en France, en moins de deux semaines. Un professeur d’histoire décapité pour avoir enseigné les dessins qui avaient provoqué la tuerie de Charlie Hebdo, cinq ans auparavant, alors que se tenait justement le procès. Les puissants pensaient que le courage, c’était de leur dire “Nous n’avons pas peur, nous continuerons à montrer ces images qui vous rebutent car cette insolence est la marque de notre liberté de penser.” Au nom de la cohésion nationale, et pour continuer de battre le fer de la peur des musulmans, une loi pour interdire l’école à la maison avait été promulguée, arguant que la communauté musulmane se repliait sur elle-même en n’inscrivant pas les enfants à l’école publique. Et les bambins des bobos? Qui a cité la communauté des petits Montessori comme potentiel trouble de l’ordre future? Détricoter ce qui faisait de nous des humains pensants, des individus libres et singuliers. Monter les citoyens les uns contre les autres. Pour gagner du terrain. La vieille partition du diviser pour mieux régner faisait encore effet.
Je me sentais moi-même m’éloigner de bon nombre de mes contemporains. Le port du masque, le vaccin, la laïcité. Toutes ces choses obligatoires faites au nom du bien commun et qui incitaient à nous positionner pour pressentir qui sont les alliés et qui sont les méchants, ceux qui pensent différemment. Comme si la question du masque, ou celle des caricatures, allait révéler nos vrais visages.

Les grandes nations du monde balbutiaient d’inintelligibles borborygmes haineux. Nous attendions le coup d’éclat. La guerre avait repris en Arménie. La Turquie étalait sa puissance. L’Arabie Saoudite clamait tout haut sa haine de la France. De vieux relents abjects remontaient à la surface. Les sols débordaient toujours de pesticides.
L’envie de lutter devait être encore là. J’attendais un signal. Je ne l’espérais pas. La prochaine grande débâcle serait sans doute fatale. À quoi bon lutter si nous n’allions pas jusqu’au bout? Qu’étais-je prête à perdre? Mon appart? Mon boulot? Ma santé? Mon confort moral? Des amitiés? De la reconnaissance sociale? Un oeil? Une jambe? Ma vie? La vie?
Quels privilèges étais-je réellement prête à laisser au nom de la collectivité?

No Comments

Sorry, the comment form is closed at this time.