2020
Dec 
11

Nous étions en mars 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 14:14  

Et le président avait déclaré “la guerre”. Six fois dans son discours, il avait répété, d’un air faussement déterminé, avec un regard destiné à faire peur: “Nous sommes en guerre” … “Contre un ennemi invisible” avait-il ajouté. Sidération totale. Comment ne pas voir ici une volonté d’abrutiser le peuple? En le gavant d’écrans, en l’enfermant chez lui, en testant sa résistance à la contrainte, c’est-à-dire, son obéissance. Ce virus servirait de tremplin pour toutes les restrictions à venir. Il justifierait la présence des gardiens de la peste dans nos rues, nous habituant, encore un peu plus, à voir leurs uniformes déambuler, et à se faire interpeller, comme ça, pour rien. Il ouvrirait la voie à toutes les dérives . Car nous devions respecter, relancer l’économie. Faire appel à notre intelligence ne suffisait pas. Leur mépris était palpable. Entre la première allocution, le jeudi soir et la seconde, le lundi matin, nous avions pu aller voter, faire nos courses au marché, jouer au parc, boire un café sur une terrasse. Il faisait beau, c’était le printemps, les enfants étaient ravis d’apprendre qu’ils ne retourneraient pas à l’école.

Il était autorisé de sortir de chez soi pour faire des courses de première nécessité, aller porter assistance à un proche isolé, ou récupérer ses enfants en garde alternée, s’éloigner de son domicile pour faire du sport dans la limite d’une heure et d’un kilomètre. Il était en revanche interdit -en fonction du “détenteur de l’autorité” sur lequel vous tombiez – de sortir pour aller acheter une baguette de pain, aller voir sa mamie en maison de retraite ou son père en phase terminale à l’hôpital, faire une randonnée ou une balade sur la plage. Il était interdit de se regrouper publiquement, de se regrouper tout court. Il était interdit en fait. Être sans abri, être autre chose qu’un homme blanc ayant de l’argent à dépenser depuis son fauteuil ou son écran, c’était, encore plus que d’habitude, une incurie. Les abus et les violences à l’encontre des quartiers populaires avaient drastiquement augmentés. Du haut de leurs balcons, les personnes filmaient, et c’était peu ou prou notre seul moyen d’agir.

À bien des égards, c’est la population civile elle-même qui palliait aux manquements de l’État. Distribution de repas, fabrication de masques et de gel hydroalcoolique, prolongement de la trêve hivernale pour mettre à l’abri les sans abris…Et le président de s’en féliciter tout en sous-entendant que nous étions trop irresponsables pour respecter des règles plus souples et que par conséquent, l’auto-confinement strict était la seule manière de nous protéger.

L’un des problèmes de la monarchie parlementaire patriarcale, c’est que les sujets sont traités comme des enfants. Gommettes vertes ou rouges, avertissements, punitions. Nous en étions réduits à devoir remplir une autorisation de sortie, comme quand un élève demande la permission pour aller faire pipi. 135€ pour une première infraction, 1300€ pour une seconde, 3500€ pour une troisième, assortie d’une peine de prison. Comment résister à une telle menace quand il faut remplir le frigo? Les prisons avaient pour l’occasion été vidées de quelques détenus sur-numéraires. “9 places libres!” s’était exclamée, sur un ton abject, une journaliste de la radio publique. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que bientôt, on ferait encore plus de place, car les prochains prisonniers seraient politiques, et ils viendraient en masse.

J’aurais voulu me transformer en un silence si dense qu’il aurait été ma chair. Un silence si plein de force que ma seule présence aurait suffit à réduire les résidus de pensées dépassées. Le silence et l’immobilité étaient un bagne que bientôt nous connaîtrions tous. Je me battais avec les forces contraires qui m’habitaient sans savoir comment les réconcilier. Comment faire pour être assez forte dans l’ici, et déplacer dans le même temps les montagnes? Comment transformer les images de mon esprit en matière palpable? Comment vivre le rêve? Et se faisant, comment rêver juste? Comment rester droite quand autour tout chancelle? Je doutais et n’entreprenais rien de peur de voir la tentative échouer, comme si le constat de son impossible matérialisation pouvait freiner mon imagination. Je désirais amener les images à avoir une consistance. L’invisible à devenir réel. Seuls les mots me semblaient avoir ce pouvoir. Parler et écrire devenait alors tout aussi dangereux que le reste. Ne pas le faire revenait à s’arrêter de vivre. Et tant que mes poumons utilisaient mon système respiratoire autonome, je me devais de mener cette minuscule preuve de mon existence quelque-part. J’écrivais, au moins une fois par jour. Pour prendre le recul et la température, pour entretenir la force et les liens.

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