2020
Dec 
11

Nous étions en avril 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 14:21  

C’était maintenant, c’était partout, dans toutes les bouches : demain. Nous ne pourrions pas continuer pareil, nous refuserions tout retour à la normale“. Il fallait inventer ce que serait le jour d’après. Ils disaient ça comme ça: le jour d’après. Nous avions envie de rêver, nous en avions le temps.Il faudrait agir vite. Il faudrait savoir, dès maintenant, comment nous organiser, avec quels types d’outils et vers quel but. Si nous voulions inventer un autre monde, nous devions commencer par réinventer les pratiques, reprendre ce qui avait fonctionné dans les luttes précédentes, s’écouter largement, ouvrir des lieux, organiser de grandes scènes ouvertes à la parole. Nous ne ramènerions pas à la raison ceux qui se trouvaient de l’autre côté. Cela n’arriverait pas. Il nous fallait reprendre le pouvoir. Rêver en grand, désobéir maintenant.

Avoir confiance dans l‘action et le nombre. Occuper des locaux vides. Retirer tout l’argent de nos comptes bancaires. Se cacher, faire le mort, attaquer ou bien fuir. Inventer des stratégies pour éviter les drones. Et, le cas échéant, les dégommer. Déboulonner les milliers de panneaux publicitaires. Scruter de loin leur œil invisible. Bomber les caméras. Jeter nos téléphones portables. Se dégoogliser. Installer des serveurs autonomes. Apprendre à communiquer avec des messageries cryptées. Reprendre la terre. Débitumiser. Réapprendre aux bambins à se servir de leur corps et de leur tête. Sans craintes.

Des slogans fleurissaient partout, sur les murs, les balcons, les tee-shirt, les sacs à dos, les voitures, les vélos…

COUP D’ÉTAT D’URGENCE

VOUS AVEZ VU DANS QUEL ÉTAT ON EST?

À L’UNION NATIONALE NOUS PRÉFÉRONS L’ENTRAIDE GÉNÉRALE

NOS VIES VALENT PLUS QUE LEURS PROFITS

VOUS COMPTEZ VOS SOUS, ON COMPTE ENCORE NOS MORTS

VOUS NE CONFINEREZ PAS NOTRE COLÈRE

La sur-utilisation de l’internet par toute une partie du globe, avait pu faire craindre au début de la crise, une tension significative en terme de débit. C’était désormais près de 4 milliards d’individus qui se retrouvaient, d’un coup, et en même temps, assignés à résidence. Les uns étaient contraints d’accepter les aléas du télétravail forcé, les autres étaient livrés au dénuement le plus total ou à l’oisiveté la plus extrême. Mais c‘était sans compter sur l’immense mansuétude d’Orange qui installa, sans consulter qui que ce soit, de nouvelles antennes relais. C‘était une priorité nationale. “Vous rapprocher de l’essentiel” disait la publicité.

Et ainsi, une nuit, pissant joyeusement dans l’herbe fraîche, je vis une ribambelle de satellites mater mon cul du haut de leur œil bionique. Les salopards. Soixante petits points lumineux qui traversaient innocemment le ciel. Ce soir c’était soixante. Mais Starlink prévoyait de lancer soixante autres satellites toutes les deux semaines en 2020, en augmentant les missions pour en faire voler 42 000 avant la fin de la décennie. Et pour ça non plus, nous n’étions pas consultés. Les gosses de riches faisaient joujou dans l’espace alors que leurs jouets précédents étaient en train de tomber en ruine. Pendant que le monde était confiné, Tchernobyl avait cra et toutes les maigres avancées écologiques des dernières années tombaient soudain en désuétude. Air France était renfloué à hauteur de 7 milliards, Renault à hauteur de 5 milliards, 500 millions pour la Fnac-Darty, et j’en passe. Les banques faisaient de la pub à la radio entre deux messages de propagande sanitaire. Sous couvert de protéger notre santé, prendre l’air devenait interdit, au moment même où l’air devenait plus respirable. C’était le versant positif de la crise: la couche d’ozone se résorbait, les animaux reprenaient leurs aises, le ciel était moins saturé.

Les chiffres s’égrainaient comme des perles sur un chapelet. Jour après jour on nous rabâchait le nombre de morts, pays par pays, département par département, tranche d’âge par tranche d’âge, sans jamais mettre en perspective ces chiffres pour nous permettre, si ce n’est de comprendre, au moins de comparer. Les décès étaient à peine plus nombreux qu’à l’accoutumée mais le manque d’infrastructures adaptées, d’anticipation et de bienséance, avait fini par avoir raison de nos rites les plus élémentaires. J’avais enterré mon grand père en 2008. Déjà à l’époque, ouvrir le coffre de la morgue où il reposait coûtait de l’argent, ainsi que le cercueil que je verrai brûler quelques heures plus tard par écran interposé. Pendant la pandémie, les cadavres parisiens étaient enfermés dans des sacs plastiques et “conservés” dans la chambre froide du marché de Rungis. Les familles devaient là aussi, payer et rentrer en nombre limité pour un dernier adieu. La plupart n’avaient pas même pu voir leurs morts ou préparer la cérémonie.

Les cours des enfants se faisaient par mails interposés. Jusqu’à 54 pages à imprimer pour une semaine. Le ministre chargé du lissage des cerveaux avait nommé cela “la continuité pédagogique”. Les plateformes “éducatives” regorgeaient désormais de contenus sur lesquelles les professeurs du futur – des robots – pourraient s’appuyer pour “enseigner”. Pas question de ralentir le rythme. Les injonctions contradictoires étaient si nombreuses et si flagrantes, que je m’étonnais que certain-es puissent encore avoir confiance dans ce mode de gouvernance. Les lycées, les bars, les restaurants, les salles de spectacles, demeureraient fermés jusqu’en juilletmais pas les écoles maternelles, crèches ou école primaires. Relançons l’économie, mais pas la culture. Protégeons nous, mais pas au détriment des entreprises. Vous êtes fortement invités à reprendre le travail, tout en respectant les gestes barrières. Et si vos chérubins n’arrivent pas à se laver les mains à chaque fois qu’ils toussent, ou s’ils veulent se tenir par la main pour jouer, c’est à vous, parents, et enseignants, d’en prendre la responsabilité. Dans une circulaire officielle destinée aux établissements scolaires, on pouvait lire, dans le noir des lignes blanches, un appel à la dénonciation envers les “jeunes” qui oseraient mettre en doute les dires et les faits du gouvernement. Le Sénat avait par ailleurs voté une loi amnistiant pénalement les fonctionnaires de l’État de toute responsabilité durant cette crise. Les nombreuses plaintes déposées à l’encontre des dépositaires de l’autorité seraient alors caduques.

Internet avait réduit à néant les frontières du réel. Notre quotidien et celui du pays, celui de la planète, était vu à travers les écrans. Pour peu que dans chaque contrée il y ait des informateurs, et des sites pour répertorier les événements en cours, chaque citoyen muni d’un appareil et d’une connexion internet, pouvait, à l’aide d’une adresse http, trouver à peu près tout, y compris n’importe-quoi. Bolloré, un magnat de la télévision, avait racheté l’entièreté de l’institut de sondage CSA. L’ombre du maréchal planait dans les esprits. Il s’appelait GAFAM. Les drones et les caméras de surveillance, c’est eux. Les applications de traçage, c’est eux. Les requêtes auprès des médecins pour trahir le secret médical, les examens de fin d’année sous surveillance numérique c’est encore eux. Ces deux mois de chaos leur avait permis d’installer à grande échelle tout l’arsenal technologique dont ils avaient besoin pour construire leur dogme du nouvel homme. Subrepticement.

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