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Novembre 2019

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 14:03  

“Le Nord-Isère c’est pas mal parce-qu’au moins y’a plus d’eau. Faut pas s’installer dans un endroit où c’est déjà la sécheresse parce-que ça sera de pire en pire. ”

Est-ce que mes parents avaient ce genre de conversation? Sûrement pas. Ils se demandaient s’ils préféreraient une maison avec un jardin ou un appartement en centre-ville. Même ouvriers, ils ne se posaient sans doute pas la question de louer ou d’acheter. C’était la fin des trente glorieuses. Tout était possible. La croissance était une évidence. Cinquante ans plus tard, j’étais à peine plus âgée qu’eux. Les priorités de ma génération étaient autres. Dans mon entourage, il y avait peu de chômeurs mais pas mal de bénéficiaires des minimas sociaux. L’État avait instauré ce système pour juguler la contestation. Puisque les plus pauvres pouvaient subvenir à leurs besoins de base grâce aux impôts des travailleurs, se plaindre, et pire, se révolter, était de mauvais ton. Dans le jargon administratif, ça s’appelait “RSA: Revenu de Solidarité Active”. Le pouvoir en place aimait les sigles. Remplacer les mots par des lettres, ça permet d’effacer leur sens.

Je détestais notre époque pour ce qu’elle faisait des mots. Ils étaient avilis, pressés jusqu’à la moelle. L’humain a besoin d’ordre. Et pour mettre de l’ordre, il utilise le langage. Il devient une bouche avide de sens et cherche dans les syllabes ce qui pourrait le sauver. La langue était galvaudée. Il aurait fallu laver nos bouches et nos cerveaux, repartir de zéro.

La France, ce territoire que nous habitions, était connu partout dans le monde pour son côté belliqueux. Des résidus du soulèvement de 1789. Mais du rêve d’évolution, il ne restait pas grand chose. J’étais, comme beaucoup d’autres, anesthésiée par la rapidité de transformation du système. Les élections avaient lieu tous les cinq ans. Chaque nouveau gouvernement était l’occasion de changer l’ordre des choses à leur avantage. Ils changeaient les sigles et les lois, demandaient de plus en plus d’efforts à ceux qui se trouvaient de plus en plus bas. Les droits, arrachés à force de cris et de coups, se réduisaient peu à peu. En France, au début du quinquennat de Macron, cinq euros avaient été retirés pour les allocations logement. Trois ans plus tard, les chômeurs allaient être amputés de la moitié de leurs indemnités. En 2018, une loi sur la hausse du prix du carburant avait mis le feu aux poudres. Mais tant qu’il nous restait un peu de viande et de wifi, nous nous pensions à l’abri.

On nous prédisait le pire. A la télé, dans les magazines, les lanceurs d’alerte s’époumonaient en plein incendie et nous regardions la maison cramer. Nous faisions comme s’il ne se passait rien. Ce n’est pas encore chez nous. Tant que ça n’est pas sous ma fenêtre, tant que mes biens ne sont pas abîmés, tout cela n’existe pas. La Terre, ce n’est pas vraiment chez moi. J’habite en France. Nous sommes protégés. Nous avons des montagnes et des digues, des forces de police et une armée, nous avons des drones et des caméras de sécurité, des avions de chasse et des tanks de combat. Nous pourrons vaincre l’eau et la flamme, la terre qui tremble et la famine. Nous sommes riches, nous. Nous sommes le pays des Lumières, de la Révolution, des Droits de l’Homme. Chez nous, même les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière. Et nous allions ainsi, de jour en jour, pérorant aussi fort que possible, que nous étions invincibles, nous les pays du Nord, les pays du G8, nous le premier monde.

Il y avait des modes. Et elle était à la bienveillance. Les gens se plaignaient que les médias n’annoncent que des mauvaises nouvelles, qu’il n’y ait pas de journalisme positif. Alors en à peine cinq ans, une dizaine de magazines “bien-être” fleurirent sur les rayons des librairies. Flow, Slow, Happiness. En anglais of course. Il fallait du cash, du glam, du flashy. Pas du vocabulaire ranci. Place à la langue unique, souveraine, prête à l’emploi, sans oublier d’affûter, en parallèle, la lame du mensonge, de l’hypocrisie. Le double langage. La bien-pensance. La novlangue.

Demander aux citoyens par exemple, de ne plus faire de feu car la fumée de cheminée rejette trop de CO2 tandis que l‘industrie automobile battait son plein. Vendre moins cher des produits qui auront demandé davantage de transformations. Demander aux paysans d’utiliser moins d’eau pour arroser leurs récoltes, pour que les usines puissent fabriquer les puces électroniques qui serviront à nous surveiller.

Je suis née alors que tout n’était pas encore digitalisé. Nous nous sommes habitués, subrepticement, à la présence des écrans dans nos vies. La science-fiction n’était plus un lendemain éloigné, c’était là, à notre porte, à chaque coin de rue. Il fallait échapper aux écrans et aux publicités qui mesuraient tout, captant le moindre “temps de cerveau disponible“. L’attention était devenue la denrée la plus précieuse. Combien de temps tu passes devant telle pub, telle musique, sur tel site? Combien de fois par semaine tu prends tel chemin, avec quel moyen de transport, pour voir qui, pour faire quoi?

Ne plus réfléchir. Ne plus penser. Pas faire de vagues. Il était de notoriété publique que nous étions tous manipulés. Mais peu importait finalement. Nous avions des smartphones et des voyages à l’autre bout de la planète pour 600€. Les emballages des aliments mettaient en avant la non-présence des poisons injectés dedans : sans OGM, sans paraben, sans colorants ni conservateurs…biologique. On se faisait retourner le cerveau en souriant.

Dans les années 2000, Internet changea, subrepticement, notre rapport au monde. Installé à l’intérieur même de nos foyers, l’univers entier s’ouvrait devant nous. Le temps et l’espace semblaient ne plus avoir de limites. L’écran était notre fenêtre. La fibre notre air. Nous étions connectés au reste du vivant par la fibre. La fibre. Qui va sous les océans et peuple nos ciels des villes de câbles interminables. La fibre, qu’il fallait mener toujours plus loin, là où les riches ne pouvaient attendre vingt minutes que leur film se charge, puisqu’en bas, dans la vallée, cela se faisait en un clin d’œil et puisque c’était intolérable d’attendre. Les politiciens appelaient ça: la fracture numérique. Et réduire cette inégalité d’accès au tout possible leur paraissait une priorité. L’immédiateté était devenue notre royaume. Nous ne supportions plus le moindre écart sur nos écrans. Nous avions nous-mêmes posé les mouchards à l’intérieur de nos maisons. 1984 était une réalité, par bien des aspects. De plus en plus souvent je pouvais dire: “ça y est, c’est le futur”.

Nous cherchions tous le temps perdu. Où était-il passé? Alors même que les machines étaient sensées nous en donner, nous libérer des contraintes, il s’avérait que c’était justement l’inverse qui se produisait. En fait, on passait du temps à réparer les erreurs que les machines, encore imparfaitement pensées, nous demandaient à nous, humains, de pallier. Nous étions devenus esclaves. Faire l’amour à 14h un lundi et rester au lit toute l’après-midi devenait un acte de dissidence. Joyeux et simple, qui n’engageait que moi. Comme le contrôle était partout, il suffisait de ne pas suivre un des aspects de son diktat pour devenir rebelle. Pour accélérer la chute, il aurait suffit d’arrêter d’acheter. S’enrichir en les appauvrissant. Mais consommer était devenu notre raison d’être, une façon de se sentir exister.

Depuis 2008, les banques étaient renflouées à coup de milliards. Les grandes entreprises licenciaient à tour de bras. Les rachats par des sociétés privées, à l’étranger, faisaient perdre aux petits leur peu d’autonomie. La casse du service public était devenue obscène. Nos vies étaient régies et rythmées par des lois qui nous dépassaient, sur lesquelles nous n’avions aucune prise. Les sciences nous fournissaient des preuves tangibles de tout ce que nous faisions à l’envers mais les dirigeants n’écoutaient pas. Le modèle prôné était la croissance, et tout était bon pour ça. Plus les maisons étaient pleines, plus il s’ouvrait de magasins, et plus le monde semblait beau. C’était comme une grande parade, une sorte de poster géant accroché devant nos yeux. Un Truman Show planétaire.

La vie quotidienne continuait malgré tout à se dérouler. Tant que les rayons étaient remplis et nos panses pleines, tant que dehors, il ne pleuvait que des gaz lacrymogènes sur ceux qui osaient sortir dans la rue, nous étions protégés. On s’habitue à tout. Aux flics armés dans le tramway et aux images qui choquent. On s’habitue à avoir un service de renseignement général dans la poche à qui l’on donne nous-même à manger et de qui on dépend.

L’ambiance était morose, mais la majorité d’entre nous ne faisait pas grand chose pour que ça change. Trop sidérés par la vitesse de récupération du système qui s’embourbait et nous emportait tous et toutes dans sa course infernale. Tout semblait se polariser. Nous n’avons pas vu l’accélération. Beaucoup disaient que c’était une folie, que nous allions droit dans le mur. La “théorie de l’effondrement” battait son plein. Les sceptiques parlaient de catastrophisme. Des scientifiques de tous bords alertaient, les citoyens eux-mêmes tentaient des actions qui se noyaient dans le surplus de connaissances du monde. Les plus téméraires maintenaient la flamme. Les Indignés, Nuit debout et les Gilets Jaunes montaient tour à tour la garde. La France, de l’avis de tous, était explosive. Mais toujours la révolte était maintenue sous cloche. Les techniques employées par les forces de l’ordre étaient de plus en plus violentes: détentions injustifiées, matraquage, œil et mains arrachés. Le danger que représentait une manifestation était devenu dissuasif. Or, quand le pouvoir en place commence à utiliser la violence, cela signifie aussi que la chute est proche. Ça sentait la fin de règne. De nouveau, le bon vieux monde se fissurait.

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