2020
Dec 
11

Nous étions en juin 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 15:05  

Des slogans j’en avais plein la tête pour relayer les désormais habituels “on est là”:

TE DÉGAGER. C’EST NOTRE PROJEEEEEEEEEET!

VIENS TE BATTRE SI T’ES HUMAIN-E

LA RÉPUBLIQUE EN MARGE

Mais la mort de Floyd, aux États-Unis, avait pris les devants. Si un flic est capable de mettre un genou à terre en hommage à tous les noirs assassinés par ses confrères, il reste peut-être un espoir. C’était bon, de se sentir unis, réunis autour d’une cause qui nous était commune. Le collectif Adama et tous les autres oubliés des tribunaux avaient bénéficié de quelques semaines de projecteurs sur leurs combat.

J’avais dans l’entre fait accueilli un réfugié sénégalais qui avait cédé sa place à un sans-papier camerounais. Tous deux avaient fui pour avoir contesté les manigances des puissants de leurs pays. Ils avaient été menacés, puis avaient pris la route avec les dangers qu’on connaît, avaient survécus au désert, à la la Lybie, à la mer, à la faim, au froid, aux hommes, à l’indifférence. Ils étaient là et vivotaient comme ils pouvaient avec les fantômes qui leur mangeaient le crâne.

Les lois et les remaniements ministériels se succédaient. Le premier ministre était un sombre inconnu, Castex, dont le seul mérite était d’avoir des mimiques de hibou aussi drôles qu’exaspérantes. Le ministre de la justice était l’avocat des peoples, charismatique comme un mafieux de grand chemin. Le ministre de l’intérieur, Castaner, avait été remplacé par pire: Darmanin. Dard malin disaient les facétieux, car il avait, entre autres faits de guerre, plusieurs plaintes pour agressions sexuelles. À la culture, nous avions hérité de l’ancienne ministre de la santé, recyclée en speakerine. On se serait cru sur un plateau de télé réalité, sauf que ces personnages grossiers, même pas bien ficelés, avaient un impact direct sur nos vies, à plus ou moins long terme. Ils étaient certes idiots, mais tenaient les ficelles du pays. Blanquer à l’éducation, et Véran à la santé, ça n’avait pas changé. Les sans scrupules sont appréciés de la presse. Le cynisme fait vendre.

Continuons, semblaient-ils dire. Ils avalent encore nos couleuvres, ils ont la bouche pleine, ils ne peuvent rien faire, asphyxions les. Bien capitaine, jusqu’où? Jusqu’au bout.

Finalement, nous ne vous donnerons rien. Vous aurez le droit à des médailles, et si vous n’en voulez pas “ne les prenez pas”. Finalement, nous n’allons pas réfléchir sur les causes de ce ravage, ni en tirer des conséquences. Nous allons continuer. Le jour d’après c’est bien beau mais ça n’existe pas. Ça n’était qu’une pause. Marchez. Au pas.

À un moment, les mots ont arrêté d’avoir une origine, un sens, une direction, un poids. Ils sont devenus des produits. C’était comme dans cet album que je lisais dans les classes: La grande fabrique des mots. Les enfants cherchent des mots dans les poubelles, les attrapent avec des filets à papillons quand ils s’envolent pour les prononcer au dîner “Au pays de la grande fabrique des mots, parler coûte cher. ” Les riches et les puissants, les personnes médiatiques, la minorité visible, utilisaient les plus beaux mots et les vidaient de leur substance. À force de ne pas accorder leurs actes à la hauteur des termes sacrés qu’ils employaient, leur parole devenait insipide. Si ça n’avait touché qu’eux encore, un peu de vent n’a jamais tué personne. Mais à force de parler à tort et à travers, les mots se déchargeaient. Pour contrer leur usage fallacieux, il aurait fallu écrire mille poèmes, en crier cent par semaine pour repeupler nos oreilles. Recharger la magie. Pas laisser Don Quichotte périr sous les ailes des moulins vaniteux.

San Francisco se réveillait sous une lumière orange. La nuit en plein jour d’incendies.

On arrêtait pas pour autant. Elon Musk avait déclaré: “La seule manière pour les humains de devenir compétitifs avec les machines, c’est de s’insérer une puce dans le cerveau”

Je m’étais remise à fumer. J’avais une croyance de gamine-déesse qui croyait encore que si je changeais, moi, ça pourrait sauver le monde. Arrêter de me mettre du goudron dans les poumons, ça arrêterait aussi la pollution planétaire.

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