2020
Dec 
11

Novembre 2020

Filed under: Journal Débordé — lapeauaimante @ 15:21  

Finalement, nous ne nous étions pas soulevés. Il y avait eu un couvre-feu puis un second confinement. Nous doutions. Je doutais. Des chiffres, de la stratégie, des moyens mis en place et des raisons de leurs choix. Je disais : Eux et Nous.

Les élans s’éteignaient. Cette fois, il n’y avait pas eu d’appels interminables pour prendre des nouvelles des amis, pas d’applaudissements à vingt heures. Ça n’était déjà plus exceptionnel. Je vivais ma petite vie égoïste à un rythme confortable. Je relayais mollement quelques initiatives, et pourtant, je me savais animée d’une flamme que beaucoup semblaient avoir déjà perdu. Je bataillais avec moi-même pour ne pas tomber dans un état de sidération et une impression d’impuissance. Cocktail explosif d’immobilisme. Je ne pouvais pas m’empêcher de me dire: “C’est comme ça que l’on s’habitue au pire, et qu’on finit par le faire. C’est comme ça. Doucement, par pallier. Subrepticement.”

Je faisais en sorte de bouger mon corps dans les 31m² de mon appartement. Mon propriétaire m’avait laissé entendre que l’on s’arrangerait, en cas de grandes difficultés. “Ça ira”, j’avais dit. J’ai ma fierté. Et des APL. Mais combien tomberaient, une fois que l’État couperait la vanne des subventions? Car ils arrêteront. L’État ne continuerait pas ad vitam eternam à nous maintenir sous perfusion. “Il n’y a pas d’argent magique”

“Merde, j’ai encore oublié mon masque”

“Pendant le premier confinement…Juste avant le deuxième”

“Tu fais des bisous toi?”

Certains mots devenaient récurrents dans nos bouches. Nous nous arrêtions parfois en milieu de conversation pour prendre note des phrases prononcées. Des mécanismes de pensées ou d’actions s’infiltraient à notre insu dans nos têtes et nos journées. Avant de sortir rejoindre des amis, puisque c’était supposément interdit, je faisais d’absurdes calculs de distance et de durée pour faire semblant d’être dans les clous. En groupe, nous inventions de nouveaux mensonges: on est en coloc -alors il faut changer les noms sur la boîte aux lettres- , on part faire une résidence -alors il nous faut un nom et un logo pour la compagnie- , on fête l’anniversaire de quelqu’un -alors il nous faut un gâteau, des cadeaux -. Je prenais le vélo parce-qu’à vélo, on n’avait pas l’obligation de porter le masque, et aussi parce-qu’il y avait moins de chances de se faire arrêter. Je repérais les rues en sens interdit pour pouvoir les prendre si une voiture de police me suivait, je faisais des détours pour éviter les artères principales, j’empruntais les chemins de traverse. Des nœuds. Je me faisais des nœuds. Puérils et inutiles. Pour éviter de payer 135€. Notre soumission à des ordres absurdes valait 135€. Ce n’est pas rien, certes, quand on a pas le sou, 135€ c’est beaucoup. Nous étions donc des millions à avoir peur de perdre cette somme.

La pauvreté était d’ailleurs en nette augmentation. Les files d’attentes pour les paniers repas s’allongeaient. Dans la presse, on préférait parler de précarité. Ça semble moins systémique la précarité, ça ressemble plus à un manque de responsabilité individuelle, ça dédouane les affaires publiques. Alors que la pauvreté c’est effrayant, c’est global et surtout, c’est le tiers-monde. La précarité c’est passager, ça peut toucher seulement un domaine de la vie. La pauvreté c’est tellement grand qu’on ne peut pas s’en occuper.

Quand le pays se déclarera pauvre, c’est qu’il aura définitivement abandonné sa mission collective. Restera l’entraide, la solidarité, la débrouille. Surgiront aussi sans doute les manigances, les sans pitié, le marché noir, les trocs de la honte. “On en est pas encore là”. À ce moment là, je me répète souvent ça: “On en est pas encore là. Je mange à ma fin et ne regarde pas trop les dépenses. Je m’en sors bien. J’ai un toit sur la tête et de quoi voir venir. Pas beaucoup mais ça suffira pour prendre la poudre d’escampette si jamais la ville devient irrespirable. Si jamais la ville devient irrespirable, oserai-je abandonner les petits que je suis en train de nourrir à la becquée avec des lettres et des poèmes? Est-ce que je m’en irai sans demander mon reste, pour tenter de construire ce qu’il y aura après? De quel côté je serai? “

La résilience à la campagne, la résistance à la ville. Je me disais ça aussi.

La résilience à la campagne, avec des micro sociétés à l’échelle normale, pas trop grandes, mais pas non plus repliées, des réseaux de savoirs faire, des valeurs partagées, des gens choisis, la terre choyée, le réapprentissage de l’autonomie salutaire, l’expérimentation de pratiques sociales et comportementales évolutionnaires même si somme toute pas vraiment nouvelles. Tenter. Oser. Refabriquer des liens et du sens. Se charger de tout ce bordel. Pour redistribuer l’énergie ailleurs, autrement.

La résistance: à la ville. Résister à l’asphyxie générale du CO2 et des eaux visqueuses, à la famine et à la prolifération des malades, des sans le sou et donc du coup, de la violence. Sociale, institutionnelle. La violence professionnelle, armée mais protégée. Continuer de pousser les murs pour pas qu’on nous vole tout, parce-que ce sera quand même depuis les buildings que se prendront les grandes décisions. Croire encore au pouvoir de l’éducation, partout, et pas seulement dans les milieux privilégiés. Continuer de promouvoir le dialogue, pas laisser aux mains des plus affreux de tous bords le contrôle du bitume.

Mobile peut-être. Nomade sur le fil. Funambule entre deux hémisphères de la France partagée.

Deux lois essentielles avaient été passées sous silence. Le sentiment d’impuissance avait eu raison de notre courage à dire non. Non à la retraite à 63 ans, qui avait pourtant chauffé les foules un an auparavant. Non à la loi de “sécurité globale” qui protégeait surtout les policiers qui, d’une part, auraient le droit d’utiliser les drones, des caméras piétons, pourraient garder leur arme de service, même en civil “en cas d’actes terroriste”, et choisiraient eux-mêmes quelles images diffuser puisqu’il serait interdit de les filmer. Sous peine d’amende et d’emprisonnement, on allait retirer aux journalistes et à tout citoyen, le droit de capturer des images de policiers ayant des pratiques anti-constitutionnelles. La presse libre était en train de mourir. Cela était en passe d’être inscrit dans la loi. Le Sénat rectifiait quelques tournures de phrases pour que l’opinion ne s’échauffe pas trop. Le quarantenaire aux dents d’acier affichait dans les rues des slogans de campagne, un an et demi avant les futures élections. “Ensemble, nous réussirons”.

La propagande était flagrante. Les mots “dérive autoritaire” apparaissaient puis disparaissaient dans les discours de la presse officielle. Les chiens de garde gardaient surtout leurs postes.

Ailleurs, les meutes de loups sauvages s’organisaient discrètement. Le troupeau duquel je faisais partie attendait un signal.

Attendre. En espagnol ça se dit: esperar. Nous attendions, passivement. Comme si l’espoir s’était présenté, ne serait-ce qu’une seule fois dans l’Histoire, du côté des culs assis sur leurs chaises.

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