Le dernier verre de calva
J’ignore si c’est de l’ironie ou une tentative de communication subtile
Les deux je crois
Les deux sans doute
Hier j’ai marché jusqu’au cimetière
Dans le but de ramasser les fleurs encore potables dans la poubelle
J’ai d’abord eu du mal à ouvrir la grille
Et puis j’ai erré entre les tombes
J’ai lu les noms, en ai reconnu plusieurs
Ici les familles sont de véritables dynasties
Terrasse, Chatoney, Viallat, Serre…
Les caveaux contiennent parfois une dizaine de personnes
Les croix les plus anciennes sont entassées dans un coin
La plupart des fleurs sont en plastiques
Sèches dans le meilleur des cas
Seules les plus récentes ont encore un semblant de couleurs
Il y a plusieurs tombes sauvages
Un pin, de la lavande de deux sortes, des fleurs sauvages, des plantes grasses
J’ai refermé la grille
Je n’ai pas osé prendre les bulbes qui séchaient ni même les pétales en PVC égarées
J’ai trouvé la poubelle et le robinet en sortant et me suis dit que je reviendrai avec un sac à dos
Pour moins attirer l’attention sur moi qui ne serai jamais d’ici
J’arroserai les plantes à sauver en échange
Je suis rentrée par le chemin des broussailles
Le raccourci semblait avoir été nettoyé
J’étais bloqué dans le terrain des Terrasse
J’ai craint d’être repérée et menacée avec un fusil
Sur les tombes, beaucoup de plaques disaient: à mon ami
Avec un dessin d’homme armé d’un fusil
Je sais que la chasse rapproche ici
Mais j’ai eu peur d’être prise pour une traître à la patrie
Avec mes idées de voleuses
Et ma dégaine de bohémienne
Robe au vent et pieds nus
Les épines de châtaignes dans les tongs, voilà les ennemies!
Si je couple cette visite dans la chambre des morts avec la nouvelle d’aujourd’hui
Je peux décemment penser que la pensée que j’ai eu en observant la bouteille de calva ce midi
N’était ni un hasard ni une bévue de l’esprit
C’était ton clin dieu
Ce midi en prenant une assiette, mon œil à moi est tombé sur ta bouteille et je me suis dit
c’est la dernière, après il n’y en aura plus
Alors j’en bois ce soir tu vois
Pour que le goût de pomme et d’alcool me relie à toi
Ça marche un peu
Mais moins que l’écho de ton rire
Un petit rire aigu, un rire de souris malicieuse
Un rire qui n’allait pas avec ta carrure
150 kg et combien d’années d’excès?
Tu t’en foutais il parait
Tu ne regrettais pas
Tu as fêté la vie dans tes tuyaux
Tu m’appelais Tito
Quand j’ai été assez grande pour demander qui c’était
Tu m’as dit un salop
Je crois qu’après tu as ajouté une consonne dentale à la fin
Je n’étais plus une enfant
Ce n’est que récemment, revisitant la construction de l’imaginaire politique de ma famille
Que j’ai compris que c’était un peu plus compliqué que ça
Je comprenais pas toujours ce que tu disais
Tu parlais vite
Avec ce fond de cauchois dans la bouche qui m’empêchait de tout suivre
À un moment, ton dentier a commencé à se faire la malle
Tu t’en foutais aussi, apparemment
Je me souviens d’une photo où tu fais semblant de me jeter dans un container à ordures
J’imagine que tu avais trente ans, et envie de passer une journée sans chiards chialeurs
Vous aviez dû bien rigoler
Je me suis parfois demandé si quelque-part dans mes cellules restaient des traces de cette journée
La mémoire est si vaste
Pourtant tu vois, j’arrive presque au dernier souvenir qu’il me reste de toi
Je devais avoir vingt ans, peut-être vingt-trois
Je sais plus pourquoi j’étais montée dans le camion avec toi
Peut-être que c’était l’enterrement de ton père
Ou alors on débarrassait des gravas
Toujours est-il que je t’avais charrié
Et je t’avais demandé du tabac
Tu fumes toujours des gauloises?
Oh non j’ai arrêté, pouah…Et encore c’était plus fort avant
Ah bon
Maintenant ils mettent des saloperies. Tu fumes toi?
Je t’avais aussi dit que je voudrais bien t’acheter du calva
Il a le vrai goût de pommes le calva que tu brasses avec tes copains
Quand je t’ai vu pour l’enterrement de ta mère
Tu m’as dit que c’était la dernière tournée
C’est fini ça
Le pressoir marche encore
C’est con, je t’ai jamais demandé la recette
J’aurais pu essayé
Il y a un pressoir dans le village où j’habite
C’est loin de la Normandie mais on sait jamais
Tonton
J’ai allumé une bougie et mon verre est presque fini
Sur la bouteille de Perrier en plastique il y a écrit
Le dernier calva du tonton
À la tienne
Daniel
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