J+3 – Prospectus corpus
J’écris avec mes doigts légèrement gonflés par le maniement de la pelle
Deux écorchures et la peau caleuse sous l’auriculaire
Voilà la marque de mon travail manuel du jour.
Mon épiderme délicat devient une preuve supplémentaire
De ma non-appartenance à la classe ouvrière
Je me souviens des doigts rouges et durs de ma mère
De ses mains sèches et grossies par l’eau froide et calcaire
Le chargement des boîtes de conserve poussiéreuses
Et son sang qui se retirait lentement de ses veines
Lorsqu’elle travaillait longtemps dans le rayon des produits frais
Quand elle a été licenciée, elle a retrouvé du travail à Intermarché
Nos ennemis jurés
Petite j’inventais des slogans pour chaque grande surface qui ouvrait
Et faisait mourir le petit commerce de proximité de mes parents
Je détournais les pubs qu’on entendait à la radio
Je refusais d’entrer ne serait-ce que sur le pas de leur porte
Je prenais exprès le chemin le plus long pour ne pas avoir à passer devant.
Ma mère détestait son chef. Pour lui aussi j’avais un surnom.
Le gros dindon.
Mon père m’emmenait faire la tournée des prospectus
Il fallait sonner chez un ou une cliente du magasin
-c’est entre autre pour ça que c’était très utile de savoir leur noms.
Pour ça et pour les ragots qui se racontaient à la caisse ou pendant le repas du soir-
Ensuite, il fallait glisser les quelques feuilles agrafées,
Avec des images en couleur et des prix en jaune éclatant imprimés sur du papier glacé.
Quand mon frère m’emmenait, il prenait le caddie et me mettait à l’avant,
Dans le petit espace fait pour les enfants. Il roulait à fond sur les pavés
Et faisait même des tentatives de dérapages.
Je criais comme une crécelle, toute hoquetante de joie et d’excitation.
Le hall du plus grand immeuble avait une odeur particulière.
Il y avait un grand miroir et des pots de plantes vertes
Avec des centaines de ces billes en terre cuite sensées garder l’humidité.
Ça sentait le propre et le vieux en même temps.
Le béton aseptisé, le produit détergent mêlé à l’humidité.
C’était une odeur très étrange. Je n’arrivais pas à savoir si je l’aimais.
Je remplissais les boîtes aux lettres du bas et mon frère ou mon père celles du haut.
Les immeubles du quartier avait tous des noms de villes andalouses.
Cadix Malaga Grenade Cordoue Séville
Je ne l’ai su que bien plus tard
Je m’étonnais particulièrement des mots Cadix et Grenade
Jeter des bombes de peinture, des ballons de baudruche pleins de colle
Sur les caddies et les vitrines des grandes enseignes
Voilà ce dont je rêvais déjà
Mon père s’appliquait à faire de beaux dessins sur les vitres
Du blanc de meudon plein les mains
Tandis que j’inventais des aventures plus grandes que moi
Dans le secret de la réserve, bien à l’abri des pseudos grands qui voulaient nous ratatiner
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