2020
Jun 
10

Deux feux follets

Filed under: Journal Débordé — fabuleta @ 23:52  

“Le jour où je suis parti, je me suis considéré comme mort.
Tout ce qui m’est arrivé ensuite, je l’ai affronté
J’étais déjà mort. ”

Voilà ce qu’il me dit, le gaillard qui ronfle comme un bébé à côté
Il a traversé une bonne partie de son continent
Il a vu des amis mourir
Des hommes se faire tuer
Et d’autres se battre

Et pourtant, ce matin il me dit:
“Le pire, c’est l’Europe”

Parce-qu’à peine arrivé, on lui prend ses empreintes
On le trimballe d’un lieu à l’autre
Dans des camps où l’hiver il n’y a pas d’eau chaude
Et pas assez de containers pour y tasser les gens
Alors les gens dorment dehors
Femmes enceintes et nouveaux-nés compris
Et puis c’est la police, partout, tout le temps

Un jour, on le jette en prison pour simplement avoir été l’ami d’un homme
Qui aidait des petits à poursuivre leur chemin
Pas un passeur, un mec qui donnait les bons plans en échange d’un peu de fric
De quoi se payer un kebab
Condamné à 18 mois, il aurait dû en faire 11 pour bonne conduite
Mais il semblerait qu’il ait été
Oublié
Des autorités
Alors il en a fait 23.

Il dit que ça passe vite, que la maison est bonne
Il travaille, il réapprend le français, il bavarde, il se forme
Il dit qu’il préfère faire dix ans de prison ici, plutôt que quelques mois chez lui
Et puis chez lui, ça n’existe pas
Bien sûr que ça lui manque, que c’est beau là-bas, qu’il voudrait revoir ses parents
Mais c’est impossible
S’il s’en retourne on le tuera
Il a osé manifester son mécontentement. Il a osé dire qu’il voulait un autre président
Qui ne courbe pas l’échine devant un petit français arrogant et imbécile
Un président digne, sans concession avec l’armée et les grandes entreprises qui continuent le pillage
Au nom de la modernité

Au nom de quelle sorte de progrès abandonne t’on les Hommes?
C’est trop simple, presque naïf, n’est-ce pas?
Il se trouvera bien quelque ingénieur des sciences polytechniques pour m’éduquer
Un militant qui aura été de toutes les batailles, pour me traiter d’ingrate petite garce
Il y aura des savants et des ignares prêts à me tordre le cou ou à me rire au nez pour me répondre
Interpeller ma candeur et l’appeler indécence
Peut-être même y’ aura t’il quelques experts poètes pour se retrousser les manches
Et plisser leur grand front en crachotant des paroles imbibées de bon sens
“Il en faut bien des poètes qui croient sauver le monde”

Je ne le sauve pas moi
Je le déshabille de mes yeux sombres
Je l’observe depuis les cendres de mes larves émotions
J’attends que tout cela prenne feu
J’espère me réveiller éclaboussée par la lumière du soleil d’été
Agiter mon corps comme un flambeau
Devenir feu follet

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